L'école de Francfort


Max Horkheimer

L'Ecole de Francfort développe la théorie critique qui essaie de confronter la réflexion philosophique, historique et sociologique classique avec les enseignements du marxisme et de la psychanalyse. Critiquant à la fois le positivisme et le marxisme dogmatique des pays de l'Est, ce courant de pensée développe une nouvelle conception révolutionnaire du monde.

Sommaire

L'école de Francfort

Benjamin

Horkheimer

Marcuse

Adorno

L'école de Francfort

Elle naît en 1923 avec la fondation de l'Institut pour la recherche sociale par décision du Ministère de l'Education. Fermé par les nazis en 1933, l'Institut s'exile aux Etats-Unis puis revient à Francfort après la guerre en 1950.
L'Ecole de Francfort va alors se détacher de l'Institut pour devenir un courant de pensée se caractérisant par une attitude philosophique et certains choix politiques. Ils sont marxistes mais hors des partis et leur référent est d'abord la raison, raison émancipatrice qui permet la conscience critique mais aussi raison qui a permis l'émergence du capitalisme et l'appropriation de la nature. Pour le dire autrement, il y a une dialectique de la raison qui est à la fois émancipatrice et instrument de domination.
Si à l'origine l'Institut a un projet sociologique avec des membres essentiellement philosophes, elle sera très vite le lieu d'une recherche pluridisciplinaire. Elle regroupe bien sûr les philosophes que nous allons évoquer : Marcuse, Horkheimer, Adorno et plus tard Habermas mais aussi des économistes (Pollock, Grossmann), un psychanalyste (Eric Fromm), des littéraires (Walter Benjamin) et des historiens (Franz Neumann)

Benjamin

Les sources de sa pensée :

Parmi les sources de sa pensée on citera le judaïsme,  Horkheimer, Adorno, Brecht et Marx

La vie de Benjamin (texte rédigé par Xavier Dubois)

Walter Bendix Schönflies Benjamin est né le 15 juillet 1892 à Berlin, de parents juifs, aîné de trois enfants. Son père était banquier, puis antiquaire. Dans sa famille, on trouve également des juristes, archéologues et mathématiciens. Pour des raisons de santé, il effectue de 1904 à 1907 un séjour à la campagne, en Thuringe, où il subit l'influence de Gustav Wineken, inspirateur d'un mouvement républicain, les Freien Studentenschaft (Libres étudiants). En 1910, il publie des essais dans Der Anfang (Le Commencement), la publication dudit mouvement, sous le pseudo d' « Ardor ». En 1912, il voyage en Italie et s'inscrit à l'université à Berlin et Fribourg pour suivre des études de philosophie. Il se rend une première fois à Paris en 1913, ville qu'il a apparemment beaucoup appréciée. En 1914, il devient président du mouvement, mais, en raison de désaccords, s'en retire, ainsi que de sa revue. Troublé par le suicide d'un couple d'amis (le poète Heinle et son amie), il se fiance et entreprend la traduction des Tableaux parisiens de Baudelaire. Il rencontre également Gershom Scholem, futur spécialiste mondial de la mystique juive. Il ne parvient cependant pas à faire publier Heinle. En 1915, alors que Wineken écrit un texte encourageant la jeunesse allemande à servir la patrie, Benjamin lui écrit pour lui signifier son désaccord et rompt définitivement avec lui. Il rencontre alors Werner Kraft. En 1916, il rompt ses fiançailles pour vivre avec Dora Pollack, épouse de Max Pollack, qu'elle quitte. En 1917, il est mobilisé, mais fait rédiger un certificat médical pour retarder sa mobilisation. Il se marie et passe quelques temps en sanatorium avec elle à Dachau, puis en Suisse. Il s'inscrit à l'université de Berne, où il commence une thèse sur la critique d'art à l'époque romantique. En 1918, il a un fils, Stephan. Il achève la rédaction de sa thèse, sous la direction de Herbertz. Si elle est soutenue, elle est mal accueillie intellectuellement, ce qui l'empêchera de devenir enseignant. Ces années là, il écrit aussi La Tâche du traducteur. Il poursuit alors ses traductions.
En 1919, il rencontre Ernst Bloch. En 1920, il emménage à Berlin. En 1921, il se sépare de son épouse et vie entre Heidelberg et Berlin. En 1922, il tente d'obtenir une habilitation pour enseigner à l'université. Echouant à nouveau dans sa tentative de se faire habiliter en 1923, il rencontre Adorno. En 1924, il effectue avec Bloch un séjour à Capri. Il y rencontre Asia Lascis, communiste lettone, qui l'initie au marxisme. En 1926, il séjourne en France, à Paris et dans le Var, ainsi qu'à Monaco. Il y traduit Proust. A la mort de son père, après un retour bref en Allemagne, il part pour Moscou. En 1927, il revient à Paris et finit la traduction de A l'ombre des jeunes filles en fleurs. Il travaille également d'arrache pied à la Bibliothèque Nationale pour écrire Paris, capitale du XIXe siècle. Durant ses voyages, il collectionne les jouets, et s'adonne aux jeux et au haschich, ce qui explique en partie ses perpétuels déboires financiers. Malheureux aussi en amour, il songe plusieurs fois à se suicider. Benjamin est un être fondamentalement mélancolique.
La fin des années 20 lui fait rencontrer Horkheimer et Brecht. En 1933, il s'établit définitivement dans la capitale française, dont il dira « Paris est la grande salle de lecture d'une bibliothèque que traverse la Seine ». L'Institut de Francfort en exil l'accueille comme membre permanent. En 1940, un jour avant la prise de Paris, il se rend à Lourdes, puis essaie de quitter l'Europe, via Marseille puis l'Espagne, pour les Etats Unis. Deux antinazis allemands lui font passer la frontière. Malgré son âge et son état de santé, il parvient à Portbou, petit port catalan, au bout d'une dizaine d'heures. Mais le 26 septembre 1940, il s'y suicide en absorbant une dose létale de morphine. La cause n'est pas déterminée, mais peut être n'aurait il pas supporté la rumeur que l'Etat espagnol voulait expulser les réfugiés. Il aurait pu être également assassiné par des fascistes. Les papiers contenus dans la serviette en cuir de Benjamin qui contenait disait-il un manuscrit « plus important que sa vie » n'ont pas été retrouvés, même s'ils ont été répertoriés comme liasse de manuscrit dans la main courante de la police de Portbou. Avant de mourir, il a dicté une lettre d'adieu à un compagnon de fuite pour T. W. Adorno.

Apport conceptuel

L'aspect le plus connu de la philosophie de Benjamin concerne sa réflexion sur l'art. On a en particulier retenu la notion d'aura, introduite dans L'œuvre d'art à l'époque de la reproduction mécanisée, notion qui caractérise la spécificité de l'œuvre d'art. L'aura est définie comme « l'apparition unique d'un lointain, aussi proche soit-il » L'aura participe du sacré et la valeur de l'objet d'art en Occident est liée au caractère unique de l'original, caractère qui lui confère une forme d'autorité, au point même que l'exposition de l'œuvre devient superflue. Benjamin cite le cas de certaines sculptures des cathédrales gothiques invisibles lorsqu'on les regarde du sol. Ainsi le beau a affaire au religieux et d'ailleurs, à partir du XVIII° siècle le rituel lié au beau se substitue au rituel religieux. Une véritable théologie de l'art se manifeste notamment sous l'aspect de la théorie de « l'art pour l'art »
Or la reproductibilité technique va avoir pour conséquence la perte de l'aura. La copie a une autonomie vis-à-vis de l'original. Elle permet en plaçant l'œuvre dans un nouveau contexte des changements de point de vue. La copie est sortie de tout contexte historique, spatial et l'œuvre devient un objet commercial. L'art se désacralise, perd sa dignité et sa magie. Le poète perd son auréole. C'est le déclin de l'aura
Mais une nouvelle conception de l'art peut se faire jour et la culture de masse a des aspects positifs. Benjamin réfléchit sur la photographie et le cinéma pour explorer les fondements d'un art capable de donner prise sur le monde. Le cinéma est l'art moderne par excellence, antidote des angoisses engendrées par la violence du capitalisme. A l'aura peut alors se substituer la trace, apparition multiple d'un proche, aussi lointain soit-il. « Dans la trace, nous nous saisissons de la chose, dans l'aura elle s'empare de nous ». Cela revient à politiser l'art (alors que le fascisme restitue la vieille magie et tente d'esthétiser la politique) « Au temps d'Homère, l'Humanité s'offrait en spectacle aux dieux de l'Olympe ; c'est à elle-même aujourd'hui, qu'elle s'offre en spectacle (…) Voilà l'esthétisation de la politique que pratique le fascisme, le communisme y répond par la politisation de l'art »

Benjamin réfléchit sur l'histoire : il s'agit de faire tourner non pas le présent autour du passé mais le passé autour du présent. Par exemple, le passé se comprend différemment à la lumière du surréalisme. Il faut revoir le passé pour mieux prévoir le présent.
L'oppression n'est pas l'exception mais la règle. Inutile de s'étonner que certaines choses soient encore possibles aujourd'hui car la violence est de toutes les époques.
Benjamin défend le matérialisme historique dont le concept fondamental n'est pas le progrès mais l'«actualisation » : « Chaque époque ne rêve pas seulement la prochaine, mais cherche au contraire dans son rêve à s'arracher au sommeil »

Principales œuvres :

  • Sur le langage en général et sur le langage humain, 1916
  • La tâche du traducteur, 1917-1918
  • Origine du drame baroque allemand, 1928
  • Sens unique, 1928
  • Le concept de critique d'art dans le romantisme allemand, 1928
  • Petite histoire de la photographie, 1931
  • L'œuvre d'art à l'époque de sa reproduction mécanisée, 1935-1936
  • Passages parisiens, 1927-1940
  • Thèses sur le concept d'histoire 1940

Horkheimer

Les sources de sa pensée :

Il est venu à la philosophie par la lecture de Schopenhauer. Il a fait une thèse sur Kant. Il est aussi influencé par l'empiriocriticisme et surtout Marx

La vie de Horkheimer

Max Horkheimer est né à Stuttgart le 14 février 1895. Fils d'un industriel juif, il est le fondateur de L'Ecole de Francfort, courant de pensée où s'exprime la Théorie critique
Il s'oriente d'abord vers la psychologie, en particulier la Gestalt-théorie sous la direction d'Adhémar Gelb puis, à la lecture de Schopenhauer, vers la philosophie.
Pendant la première guerre mondiale, il est directeur de l'école des Beaux Arts de Munich. Il écrit Les lois élémentaires de la peinture.
Il soutient en 1922, sous la direction de Hans Cornelius, une thèse de doctorat sur Kant intitulée Contribution à l'antinomie de la faculté de juger téléologique. En 1924, il est cofondateur, par l'intermédiaire de son ami F. Pollock, de L'institut de recherche sociale à Francfort. Il commence en 1926 une carrière d'enseignant, tout en se rapprochant du marxisme et du mouvement ouvrier. En 1930, il est nommé professeur de philosophie sociale à l'Université de Francfort. La même année il devient directeur de l'Institut
, succédant à Grünberg, puis, en 1932, crée la revue de l'Institut Zeitscchrift für Sozialforschung. Il développe les fondements de la théorie critique dans une série d'essais, Théorie traditionnelle et théorie critique et organise la recherche interdisciplinaire entre philosophes, sociologues, économistes, esthéticiens et psychologues.
Il est révoqué en 1933 à l'arrivée d'Hitler au pouvoir et est contraint à l'exil. La Zeitschrift est publiée à Paris (1933 à 1940). Horkheimer publie sous le pseudonyme de Heinrich Regius à Zurich de 1933 à 1940.
L'Institut reprend ses travaux aux Etats-Unis où Horkheimer s'installe dès 1934 et où il restera jusqu'en 1948. Directeur des Studien über Autorität und Familie (1936), il organise des recherches sur l'antisémitisme et les potentialités fascistes de la société américaine, publiées en 1949 et 1950 sous le titre Studies in Prejudice
Il revient en Allemagne en 1949 où sa chaire de philosophie à Francfort est rétablie. Il entreprend alors de reconstruire l'Institut qui reprend son travail dès 1950. Doyen du département de philosophie, recteur de l'Université, titulaire du prix Goethe, il prend sa retraite en 1958. Alors que ses textes de jeunesse deviennent une force politique, le philosophe se rapproche de nouveau de Schopenhauer et de Nietzsche
Il meurt
le 7 juillet 1973. Ses Notes critiques (1949-1969), sorte de journal sur le temps présent, paraissent en 1974.

Apport conceptuel

Horkheimer domine la phase classique de la théorie critique. La recherche est alors pluridisciplinaire et réunit des philosophes, des psychologues, des historiens, des esthéticiens, des économistes etc. Tous partagent l'idéal révolutionnaire d'une société fondée sur la raison et la liberté. Le projet de l'Ecole est d'évaluer de façon critique la société en la confrontant aux idéaux de la raison universelle. Mais s'ils croient dans un premier temps à une marche progressive de l'histoire, l'exil américain et la guerre froide font évoluer la théorie dans un sens opposé. La défaite du fascisme n'est pas due à une révolution mais à la guerre. Le communisme qui se prétendait le triomphe de la raison dans l'histoire a pris la forme négative d'une société liberticide. Bref, tous les espoirs mis dans les progrès de la raison depuis la philosophie des Lumières sont démentis par l'histoire. Le capitalisme montre de plus une force d'intégration quasi infinie. L'évolution du monde mène à une totalité close, un « monde administré » et l'histoire s'achève lorsque toute pensée de résistance est éliminée. Voilà, en tout cas, ce que semblent anticiper fascisme et terreur stalinienne.
Dénoncer le principe de domination aveugle du capitalisme est la forme authentique de la pratique et a une véritable force. Seules les idées de la métaphysique, de la religion, de la morale peuvent apporter quelques lumières dans le monde.
L'homme s'est émancipé par rapport à la nature grâce à la raison mais au prix d'une régression : avec le fascisme, la domination de la nature est devenue une domination de l'homme sur l'homme. La raison qui était progressiste est devenue instrumentale. La Raison a donc une double face : la philosophie des Lumières est aussi la vision du monde propre à la bourgeoisie émergente. La raison peut à la fois rendre possible un monde rationnel délivré de la misère et de la violence mais elle permet aussi de mettre en œuvre des techniques les plus élaborées d'extermination (Auschwitz, Hiroshima)
Horkheimer a inspiré le mouvement étudiant des années soixante.

Principales œuvres :

  • Matérialisme et métaphysique, 1933
  • Autorité et famille, 1936
  • Théorie traditionnelle et théorie critique, 1937
  • La dialectique de la raison : fragments politiques en collaboration avec Adorno, 1944
  • Eclipse de la raison, 1947
  • Studies in Prejudice, 1949 – 1950

Marcuse

Les sources de sa pensée

Il a consacré sa thèse à Hegel et a travaillé avec Heidegger. Les deux sources principales de sa pensée restent néanmoins Marx et Freud

La vie de Marcuse

Marcuse est le plus connu des philosophes de l'Ecole de Francfort en raison de sa liaison à la contestation étudiante des années soixante : certains leaders de cette contestation se sont réclamés de sa pensée.
Herbert Marcuse est né à Berlin le 18 juillet 1898, premier fils d'une famille juive. Il est appelé sous les drapeaux lors du déclenchement de la première guerre mondiale. Il s'engage, pendant cette même première guerre mondiale, dans le Parti social démocrate allemand. La complicité de ce dernier dans l'assassinat de Rosa Luxemburg et de Karl Liebknecht l'incite à le quitter définitivement. Marcuse a participé à un conseil de soldats durant la révolution berlinoise de 1919.
Il fait ensuite ses études de philosophie, de "Germanistik" et d'économie à Fribourg d'abord avec Husserl puis avec Heidegger avec lequel il prépare sa thèse de doctorat, thèse qu'il soutient en 1932 et qui est intitulée L'ontologie de Hegel et le fondement d'une théorie de l'histoire. Il sera désormais un professeur attentif à la vie politique et devient marxiste sans adhérer au Parti communiste.
En 1932, il entre à L'Institut de recherches sociales de Francfort qui est alors dirigé par Horkheimer. Il participe à une revue socialiste Die Gesellschaft. Il quitte l'Allemagne pour Genève, Paris, Oxford et enfin New York (1934) après l'avènement du nazisme. Marcuse doit accepter une position à l'Office of Strategic Services (OSS) où il travaille sur un programme de dénazification. L'exil le conduit à enseigner tour à tour aux Universités de Columbia, Harvard et Brandies comme professeur de philosophie et de science politique. En 1936, il publie avec Adorno les Etudes sur l'autorité et la famille.
En 1941 son second ouvrage consacré à Hegel, Raison et révolution, marque son éloignement vis à vis de Heidegger.
Contrairement à Horkheimeret Adorno il ne rentre pas en Allemagne après la guerre, décidant de prolonger son exil à Columbia. A Harvard, il collabore au centre de Recherche sur la Russie. En sortira l'ouvrage consacré au marxisme soviétique : Le marxisme soviétique, une analyse critique (1958)
A partir de 1954 il enseigne à l'Université de Boston puis à celle de San Diego en Californie à partir de 1966 où il devient une référence pour une certaine gauche alternative.
Il publie Eros et civilisation en 1955 et L'homme unidimensionnel en 1964 (paru en France en 1968). Il intègre dans ces deux livres les données de la psychanalyse à la pensée sociale. Il critique notamment Fromm.
En Californie il est un des référents de la Nouvelle Gauche. Il se manifeste lors des débats de l'Université libre de Berlin Ouest en 1967 et lors du colloque de l'UNESCO en 1968 ainsi qu'au XXII° rencontres internationales de Genève en 1969. Il s'éteint le 29 juillet 1979 à Starnberg (près de Munich) dans sa terre natale d'Allemagne. En 2003, ses cendres ont été transférées à Berlin où elles reposent à côté de celles de Hegel

Apport conceptuel

S'il critique le Sartre de L'Etre et le Néant (et son concept de liberté absolue qui nie le déterminisme social), Marcuse établit des ponts entre la problématique métaphysique de l'être d'Heidegger, la réponse hégélienne (l'être est devenir), la pensée marxiste (renversement de l'idéalisme hégélien) et l'existentialisme (qui pose la question de l'être à partir de l'individu).
Marcuse consacre sa thèse de doctorat à l'ontologie de Hegel. L'être est avant tout devenir d'après sa lecture de la Phénoménologie de l'Esprit et il faut donc concevoir l'être humain dans sa dimension historique.
Dans Raison et Révolution, Marcuse voit la portée potentiellement subversive de Hegel : entre la réalité telle que nous la vivons et la vérité de l'être (la réalité telle que l'esprit devrait la saisir) existe un fossé quasi infranchissable. Cette barrière aliénante trouve son origine dans l'appropriation de la nature. Il s'agit de franchir cette barrière et voilà pourquoi la Raison est potentiellement révolutionnaire à condition de se dégager de l'idéalisme hégélien. C'est là qu'intervient le marxisme qui constitue, pour Marcuse, la solution.

Pourquoi les masses, malgré la conscience de leur exploitation, adhèrent-elles à un système autoritaire ? Freud a montré que la civilisation est fondamentalement répressive, qu'elle refoule les pulsions : au principe de plaisir se substitue le principe de réalité. Si un tel refoulement est inévitable (quelle que soit la société considérée), l'appropriation privée des moyens de production introduit un élément nouveau : le principe de rendement nécessaire à l'accumulation du capital impose une surrépression. Face à un pouvoir dépersonnalisé contre lequel il ne peut se révolter l'individu se culpabilise, ce qui l'entraîne à intérioriser les valeurs de la classe dominante et à désirer dans un processus masochiste un ordre social autoritaire.
Cette conception freudo-marxiste s'oppose à la pratique bourgeoise de la psychanalyse. Cette dernière vise à réintégrer l'individu en souffrance dans le cadre social alors que Marcuse considère, au contraire, que la libération pulsionnelle réaffirmant le principe de plaisir est centrale dans la transformation des rapports sociaux.

Avec Marx, Marcuse voit dans la technique l'instrument de la domination exercée par les classes dominantes. On ne peut donc abolir cette domination sur les hommes et sur la nature que par une remise en cause radicale de la technologie industrielle. Cependant la question de la technique ne doit pas éclipser celle des rapports sociaux. Mal résolue, la critique de l'industrialisme conduit à une régression sociale. Le mouvement écologique a donc potentiellement un rôle révolutionnaire à condition d'établir des liens conceptuels entre les rapports homme / nature et les rapports de production impliquant l'appropriation privée des ressources naturelles.
La redistribution équitable des biens et le contrôle collectif des forces productives exigent une maîtrise rationnelle de l'économie et donc l'exercice du pouvoir. Même dans la seconde phase du socialisme, celle où les biens sont attribués à chacun  « selon ses besoins », l'Etat est répressif. Soumettre l'économie aux impératifs de l'équité sociale, c'est supposer une raison dominatrice. L'Etat est la seule instance qui peut prétendre à la légitimité de ce pouvoir. Du reste, pour pouvoir attribuer à chacun selon ses besoins, il faut connaître ces besoins et donc sonder le cœur de la population, ce qui est encore une forme de puissance dominatrice. Les Etats socialistes sont totalitaires (Marcuse critique l'Etat soviétique). Mais alors, comment abolir tout rapport de domination ? La seule solution est de remettre en cause la notion même de besoin. Comment satisfaire ses besoins sans se faire tort à soi-même ? Rien ne sert de développer les forces productives dans une croissance effrénée de la production. La technicisation du monde ne peut qu'engendrer l'asservissement de l'homme. Satisfaire ses besoins, c'est accepter sa dépendance vis-à-vis d'une économie qui doit produire outils et machines et dominer la nature. On continue alors à se poser comme sujet séparé du monde et, dans une appropriation du monde dominé par la rareté, comme homme s'opposant aux autres hommes. Se libérer de la société d'abondance ne signifie pas retourner à une saine pauvreté, à la simplicité. Mais si on cessait le gaspillage qui est profitable à quelques uns, la richesse redistribuée augmenterait et se dissiperaient les répressions qui, sous prétexte d'administrer les biens de la communauté, préservent les privilèges d'une infime minorité. La société technologique est avant tout guerrière. Machines et mécanisation sont des moyens de répression économique et politique : dominer le travailleur, créer l'insécurité par le chantage au licenciement etc.
Ainsi, à la pensée positive (et en particulier au positivisme) qui conduit nécessairement à un renforcement du pouvoir (la science vise à accepter le monde tel qu'il est), il faut opposer une pensée négative jetant les bases d'une libération existentielle et d'une société où les besoins générés par la civilisation industrielle sont abolis. La société industrielle crée des faux besoins car il s'agit avant tout, non pas tant de produire des biens, mais de les écouler. Remettre en cause les besoins, c'est se dégager du « règne de la nécessité » dont parlait Marx pour entrer dans celui de la liberté. Il faut donc d'abord modifier les besoins avant toute considération sur le développement des forces productives et même comme un préalable à la structuration d'une société non capitaliste. Ce n'est pas bien sûr qu'il faudrait changer les mentalités avant les structures (ou les structures avant les mentalités) mais c'est plutôt dire que ces deux changements sont en interaction, que les deux démarches doivent être unies. Il faut une révolution qui prenne l'homme dans sa totalité, y compris dans ses rapports avec la nature. La libération est aussi réconciliation de soi avec soi. Elle a rapport à la sexualité, au corps, aux loisirs. La liberté est droit à la jouissance et c'est justement parce que le capitalisme s'oppose à ce droit qu'il est condamnable. Plutôt que de satisfaire ses besoins, la révolution vise à les transformer. Il faut trouver en Eros (principe de plaisir), une force de plaisir capable de l'emporter sur le principe de réalité, Thanatos, loi de l'ordre établi relatif à la pulsion de mort.
Marcuse parle dans Vers la libération de l'« obscénité du capitalisme ». Les catégories économiques de Marx oublient involontairement la passion qui sous tend la lutte des classes et donc le vécu des laissés pour compte. Dégoût, honte, envahissent les couches sociales, témoins de l'opulence du capitalisme étalant ses richesses quand d'autres sont privés du strict nécessaire. C'est alors l'affect qui se révolte et s'exprime dans des mouvements violents à fonction cathartique et expiatoire très présents dans les années 60.
La pensée de Marcuse est liée à tous les mouvements de transgression de l'unidimensionnalité technocrate : chômeurs, étudiants, intellectuels, femmes et bien sûr poètes, écrivains, artistes. Comme en témoigne La dimension esthétique : « L'art (…) crée (…) une dimension dans laquelle les êtres humains, la nature et les choses ne se tiennent plus sous la loi du principe de la réalité établie. Il ouvre à l'histoire un autre horizon » L'esthétique, chez Marcuse, ne concerne pas que l'art mais tout ce qui relève des sens. Elle renvoie à une transformation progressive du corps devenu instrument de plaisir. Une révolution en puissance est cachée dans le corps.

Principales œuvres :

  • Raison et révolution, 1941
  • Eros et civilisation, 1955
  • Le marxisme soviétique, une analyse critique, 1958
  • L'homme unidimensionnel, 1964
  • Vers la libération, 1969

Adorno

Les sources de sa pensée

On note d'abord une influence d'Horkheimer, de Hegel, Marx et Max Weber. Il a été aussi influencé par Freud. Il s'agit pour lui d'élaborer une théorie critique mais dans le refus de toute action politique. Il s'agit de penser les nouveaux visages de la domination. Ses essais sur la musique s'intéressent surtout à la nouvelle musique de l'après guerre : Boulez, Messiaen, Alban Berg, Stockhausen. Il s'intéresse aussi à Wagner, Mahler etc.

La vie d'Adorno

Theodor Wiesengrund Adorno est né le 11 septembre 1903 à Francfort-sur-le-Main dans une famille juive cultivée. (Wiesengrund est le nom de son père et Adorno celui de sa mère) Sa mère est une cantatrice de renom et sa tante, musicienne, contribua à son épanouissement musical. Il étudie conjointement le piano et la philosophie, autant passionné par la composition musicale que par la philosophie de Kant. En 1923, il soutient, sous la direction de Hans Cornelius, à l'Université de Francfort, une thèse sur Husserl : La transcendance de l'objectal et de la noématique dans la phénoménologie de Husserl. Il se rend ensuite à Vienne pour étudier la composition musicale et le piano auprès d'Alban Berg. Il collabore à la revue Anbruch, revue musicale qui défend le modernisme radical. Il s'intéresse alors surtout à la musique contemporaine comme en témoigne ses articles consacrés à Bartok, Strauss etc. Il est séduit par la musique de Schönberg. Il compose des pièces pour quatuor à cordes, une ébauche d'opéra, des oeuvres inspirées de poèmes de Kafka, Georg, Trakl et de Brecht.
Considérant que la société post industrielle fait peser des dangers sur l'expression artistique, il revient à la philosophie et revient à Francfort en 1928 pour rédiger sa thèse d'habilitation portant sur Kierkegaard, Kierkegaard, construction de l'esthétique (1931). Il enseigne alors à l'Université de Francfort.
Quand Hitler accède au pouvoir en 1933, Adorno hésite à suivre en exil Horkheimer qu'il connaît depuis le début des années 20. Il se résout à se rendre à Oxford en 1934 avant de partir pour New York en 1938. Il devient alors officiellement membre de l'Institute für Sozialforschung en exil. Il dirige avec Paul Lazarsfeld le Princeton Office of Radio Research(1938-1941) puis s'installe en Californie.
En 1944, il publie avec Horkheimer La dialectique de la Raison, fragments politiques. Il joue aussi auprès de Thomas Mann un rôle de conseiller musical pour son roman Doktor Faustus, dont le héros est inspiré de la personnalité de Schönberg.
Son activité musicologique se réduit à quelques articles car il consacre son énergie à l'étude sur la personnalité autoritaire publiée à New York en 1950 : The authoritarian Personality
Adorno rentre à Francfort en 1949 où il devient professeur à l'Université en 1950. Il s'implique dans les débats culturels et politiques du pays. Il se consacre notamment à la sociologie de la consommation culturelle et de la création artistique sous l'influence des mass media, s'attachant bien sûr à la musique. Il écrit Résurrection de la culture allemande, Spengler après le déclin, Minima Moralia, réflexion sur la vie mutilée, Critique de la culture et sociétés, Du rapport entre la psychanalyse avec la théorie de la société, Prismes
Son œuvre musicologique est aussi importante : Essais sur Wagner (1952), des livres sur Mahler (1960), et Berg (1968)
En 1958, il succède à Horkheimer (parti en retraite) à la direction de l'Institut de recherche sociale de Francfort. C'est en 1966 que paraît son ouvrage majeur, Dialectique négative. Il travaille à un grand traité d'esthétique qui restera inachevé (Théorie esthétique, 1970). Il s'engage dans la querelle du positivisme (débat d'abord avec Karl Popper puis avec Habermas sur la réintroduction de la méthode dialectique dans les sciences sociales). Lors des évènements de mai 68 ses relations avec les étudiants sont tendues. Ceux-ci brisent l'interdit de l'action de leur maître à penser qui fait appeler la police pour évacuer l'Institut de ceux qu'Habermas qualifie de fascistes rouges. Marcuse le lui reprochera.
Il meurt le 6 août 1969 d'une crise cardiaque.

Apport conceptuel

Le point de départ d'Adorno consiste à essayer de penser Auschwitz alors même que la Shoah était à l'époque l'objet de silence. On refuse de voir l'insupportable horreur. Adorno, lui, y voit une rupture de civilisation dont il faut tirer toutes les conséquences et les enseignements historiques. Il s'agit de montrer que le nazisme n'est pas une chute de la civilisation dans la barbarie mais au contraire une conséquence d'une certaine forme de civilisation fondée sur le principe de la raison toute positive.
"Ecrire un poème après Auschwitz est barbare". Pour le dire autrement, on ne peut chercher l'oubli dans de fausses consolations lyriques. L'art se doit désormais de "faire écho à l'horreur extrême"
L'art est, pour Adorno, fondamentalement politique. L'œuvre d'art possède une puissance critique, une force de protestation qu'aucun pouvoir politique ne peut empêcher. Toute œuvre d'art est "a priori polémique"
Auschwitz est un phénomène totalement nouveau et on ne peut ensuite vivre "normalement". Ce n'est pas un intermède, c'est la catastrophe en soi. Il impose un nouvel impératif catégorique : "Penser c'et agir de sorte que Auschwitz ne se répète pas, que rien de semblable n'arrive." A Auschwitz on assiste à un massacre industrialisé, une mise à mort technique, méthodique, administrative, calculée, sans passion ni entrain. La guerre est d'autant plus épouvantable qu'elle est sans haine (à rattacher à ce qui s'est passé au Rwanda par exemple, où on massacre aux heures de bureau ou encore aux frappes dites "chirurgicales" durant la première guerre du golfe comme s'il s'agissait d'un plan purement rationnel et technique, froidement calculé). Le nazi est un fonctionnaire consciencieux, obéissant aux ordres sans remords, mécanique, privé de conscience (cf. Arendt, Eichmann à Jérusalem). Que faire ? On ne peut ni répondre à l'horreur par l'horreur, ni laisser les morts sans vengeance.
C'est à partir de cette régression absolue de la société et de l'individu qu'il faut radicaliser la critique de l'idée de progrès.
Nous avons vu la critique effectuée par Horkheimer de l'idée de progrès : alors que tout semble opposer les idéaux des lumières à la barbarie nazie, en réalité la deuxième procède de la première. La raison est en effet devenue au siècle des Lumières un instrument au service de la conquête de la nature et de l'homme. Outil de savoir, la raison est devenue outil de maîtrise. Il ne s'agit plus alors de libérer l'individu. La raison s'est muée en puissance d'aliénation et de domination. Technocratie, bureaucratie sont des produits de la rationalité qui enferment l'individu dans les filets de l'économie marchande. Le totalitarisme n'en est finalement que l'aboutissement. L'art lui-même devient un produit industriel. (Adorno critique "la culture de masse" et la musique qu'on dit populaire quand il ne s'agit que de produits conçus par de grandes entreprises pour la consommation de masse). La technique moderne sert à la destruction et l'extermination "L'invention de la bombe atomique qui permet d'anéantir d'un seul coup des centaines de milliers de personnes, s'inscrit dans le même contexte historique que le génocide" (1966)
Les responsables ? Adorno attaque les media, les journalistes, le cinéma qui modèlent le comportement et aussi les scientifiques.
Il dénonce le détournement de la psychanalyse, la bourgeoisie bien sûr mais aussi l'inertie de l'individu qui n'a même plus conscience d'être dominé et n'oppose plus de résistance.
Adorno critique la frénésie de la consommation qui fait que "Tout programme doit être avalé jusqu'au bout, tout best seller doit être lu, tout film doit être vu dans sa période de plus grand succès"
Il ne s'agit pas bien sûr de proscrire le progrès de façon obscurantiste mais refaire de l'idée de progrès ce qu'elle fut : une arme d'émancipation. La seule façon de se libérer est de penser les conditions sociales qui ont permis la catastrophe car tant qu'elles ne sont pas supprimées la rechute est possible. Comme on l'a vu, la raison a été détournée et n'est plus instrument d'émancipation mais d'aliénation. Des experts tranchent, les techniciens l'emportent sur les citoyens. Mais il faut aussi lutter contre les forces irrationnelles du comportement de l'homme moderne prêchant par exemple pour l'occultisme, les fausses sciences etc.
Ainsi progrès et barbarie sont mêlés. La raison est devenue instrumentale, détournée au service de la barbarie (là encore le nazisme en est un bon exemple comme organisation planifiée au service du pire) Il faut aider les hommes à prendre conscience de leur malheur "Cela fait partie du mécanisme de la domination que d'empêcher la connaissance des souffrances qu'elle engendre" Seul l'individu peut résister au totalitarisme. Ce dernier cherche à annuler la diversité sociale. Il faut donc reconquérir son autonomie.
L'art aussi est une certaine alternative à l'existence mécanisée que génèrent les sociétés. L'artiste fait surgir un espace d'utopie, promesse d'une réalité autre. Il n'est certes pas épargné par la marchandisation mais il laisse quand même le pouvoir de ne pas se laisser broyer par l'industrie culturelle. L'art est monade de résistance et l'artiste est le "lieu-tenant" d'une pratique sociale meilleure.

Les principales œuvres

  • Kierkegaard, Construction de l'esthétique, 1931
  • Le caractère fétiche de la musique et la régression de l'écoute, 1938
  • La dialectique de la raison, fragments politiques (avec Horkheimer), 1947
  • Philosophie de la nouvelle musique, 1948
  • La personnalité autoritaire, 1950
  • Essai sur Wagner, 1952
  • Prismes, 1955
  • Gustav Mahler, une physionomie musicale, 1960
  • Dialectique négative, 1966
  • Alban Berg, le maître de la transition infinie, 1968
  • Théorie esthétique (posthume), 1970

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