Habermas

S'il ne fait pas partie des fondateurs de l'école de Francfort, Habermas en est pourtant l'héritier. Il a aujourd'hui une influence dominante en Allemagne

Sommaire

Les sources de sa pensée.

La vie d'Habermas

Apport conceptuel.

Principales œuvres.

Les sources de sa pensée.

Habermas s'est nourri de la lecture de Kant, Hegel et Marx. Il est l'héritier des théoriciens de l'école de Francfort, Horkheimer, Adorno et Marcuse. Il prendra part à la querelle allemande des sciences sociales où il se confrontera à Gadamer, Arendt, Albert et Popper. On notera aussi l'influence des grands classiques de la sociologie comme Durkheim et Max Weber.

La vie d'Habermas

Jürgen Habermas est né à Düsseldorf (près de Cologne) en 1929. Il fait des études de philosophie à partir de 1949 d'abord à Göttingen puis à Zurich et à Bonn. Il suit aussi des cours de psychologie, de littérature allemande, d'économie et d'histoire. Il soutient sa thèse de doctorat, consacrée à Schelling, en 1954 et est l'assistant d'Adorno à l'Institut pour la recherche sociale de l'Université de Francfort de 1956 (il n'a alors que vingt-sept ans) à 1959. Il se familiarise avec la sociologie, participe à des enquêtes sur le terrain. Grâce à une étude socio-historique de l'opinion publique, il devient professeur à l'université de Heidelberg en 1961. Il côtoie notamment Hans-Georg Gadamer.
À partir de 1964, il retourne à Francfort où il succède à Max Horkheimer en tant que professeur de philosophie et de sociologie. À la fin des années 60, il exprime sa sympathie critique au mouvement étudiant.
À partir de 1971, il dirige l'institut de recherche sociale Max Planck à Munich. Sa renommée est déjà alors internationale mais il est considéré chez lui comme un gauchiste. Ainsi, en 1982, il se voit refuser un poste de professeur à Munich, tandis que la presse conservatrice déclenche contre lui une campagne de diffamation.
L'Université finit néanmoins par consentir à le nommer de nouveau professeur à l'Université Goethe de Francfort en 1983. En 1986 et 87 il s'oppose aux historiens conservateurs allemands qui voulaient réduire le nazisme à une sorte de réponse défensive au communisme.
Habermas prend sa retraite en 1994 mais reste professeur émérite de l'Université de Francfort.

Apport conceptuel.

1) Critique de l'idéologie techno-scientifique

Habermas est trop jeune pour avoir appartenu au cercle de la première génération de l'école de Francfort. Il n'a pas non plus fait ses études auprès des maîtres de cette école. Il va néanmoins reconstituer la théorie critique de manière indépendante et donc être à la fois l'héritier légitime de Horkheimer et un innovateur.
La théorie critique de l'école de Francfort part d'une critique de l'esprit des Lumières et du positivisme. Les philosophes des Lumières pensaient que la science et la technique, les progrès de la connaissance et de la raison, détruiraient les mythes et les superstitions et fonderaient une société enfin réconciliée avec elle-même. Mais alors que la science et la technique sont nées de la critique des idéologies (c'est-à-dire des discours qui légitiment le pouvoir), elles deviennent à leur tour idéologie.
La technique a été très longtemps indépendante de la science qu'elle a précédée très largement dans le temps. La technique a plusieurs millions d'années alors que la science ne date guère que de deux millénaires et demi pour la plus ancienne (les mathématiques) et à peine quelques siècles pour les sciences expérimentales. Or, à partir de la fin du XIX° siècle les choses changent : science et technique sont devenues interdépendantes. Elles se trouvent de plus au service de la production industrielle. Le progrès scientifico-technique régit l'évolution du système social, s'identifie aux yeux des politiques au développement. Avant de prendre la moindre décision, les hommes politiques consultent les experts. Alors que la démocratie suppose l'action des citoyens décidant ensemble de leur avenir commun, ce sont de plus en plus des techniciens (issus du monde marchand) qui décident. En somme, science et technique sont devenues « une idéologie ». Ceux qui osent la refuser vont être considérés comme « rétrogrades » ou « irréalistes ».
Habermas veut démystifier cette nouvelle légitimation de la domination. Il s'agit de reprendre en main notre histoire, réhabiliter la praxis au sens aristotélicien (discussion politique entre citoyens) contre une technique dominatrice et dangereuse pour l'humanité. Il faut retrouver une volonté politique issue de la discussion et exempte de domination.

2) Connaissance et intérêt

Habermas critique les thèses de Popper qui, au nom du fameux principe d'infalsifiabilité, considère les sciences humaines comme non scientifiques. Tout un courant qualifié de néopositiviste n'accorde le statut de science qu'aux mathématiques et aux sciences de la nature.
À cette thèse, Habermas oppose deux objections :

  • On peut trouver dans les sciences dites « exactes » des considérations intéressées. La géométrie n'a-t-elle pas été d'abord inventée pour des questions de propriété ? Il s'agissait d'évaluer la superficie des terrains.
  • Rien ne justifie de considérer la physique comme le modèle de toute science.

A partir de là, Habermas distingue trois types de science :

  • Les sciences empirico-analytiques : les sciences de la nature. Elles reposent sur l'expérience mais formulent leur théorie sous forme mathématique. Parce qu'elles permettent la précision, leur intérêt est d'ordre technique
  •  Les sciences historico-herméneutiques correspondent aux sciences humaines. Ici, c'est « la compréhension du sens qui donne accès au fait ». L'herméneutique consiste à interpréter le sens des intentions et d'étendre la compréhension intersubjective entre les individus.
  • Les sciences critiques comprennent la psychanalyse, la critique des idéologies et la théorie critique d'Habermas. Elles cherchent à déclencher un processus d'auto réflexion et leur intérêt est par conséquent émancipatoire.

Habermas considère donc que la pensée doit infléchir son temps, se mêler aux affaires du monde. Connaître et agir sont indissociables et complémentaires.

3) L'agir communicationnel

Quand il s'agit d'aborder la question politique, on peut procéder de deux façons (du reste compatibles)

  • On peut faire une théorie de l'État. Le but étant alors de théoriser le pouvoir légitime distingué de l'arbitraire
  • On peut aussi faire une théorie de la société en en montrant les difficultés, les lacunes, les problèmes et les contradictions.

Dans le second cas, on peut alors, soit faire une théorie de l'action (comme chez Marx par exemple), soit penser que la théorie produit des effets dans le champ social. Bourdieu, par exemple, pense que mettre en évidence les structures de domination produit des effets. C'est dans cette dernière perspective que se situe Habermas.
La société se présente à la fois comme monde vécu et comme système :

  • Le monde vécu est le monde où se déploie l'action des membres d'une société donnée. Il s'agit alors de rendre compte de cette action du point de vue de celui qui agit.
  • Le système est la société observée de l'extérieur. Chaque activité est alors vue comme une fonction dans la conservation du système et ce point de vue oblige à faire abstraction de l'intention et de la volonté des acteurs. Seuls comptent les effets de l'action.

Les deux aspects importent. Dans le monde vécu les actions sont coordonnées par leur orientation et par la communication. Dans le système les actions sont coordonnées par leur conséquence. L'intégration sociale est l'intégration au monde vécu. L'intégration systémique est l'intégration au système. Il s'agit de penser les conflits et problèmes issus des rapports entre système et monde vécu.

Considérons le monde vécu. Nous partirons de l'anecdote suivante, racontée par Habermas : imaginons un vieux maçon qui demande à un jeune maçon d'aller lui chercher de la bière pour la pause déjeûner.
La situation met en jeu trois domaines de réalité :

  • Le domaine objectif : on peut le décrire par des propositions cognitives et instrumentales. « Le débit de boisson est loin ou près » (proposition cognitive), « on peut y aller à pied ou en voiture (proposition instrumentale). Nous sommes dans l'ordre des faits.
  • Le domaine social : ce sont les normes auxquels adhèrent les participants, le cadre de leur relation intersubjective. Par exemple, l'autorité du plus vieux sur le plus jeune.
  • Le domaine subjectif : la personnalité et les goûts de chacun.

Chacun des types de proposition prétend à une validité universelle qui la rend compréhensible et discutable par les interlocuteurs. Dans l'interaction, les trois domaines sont toujours liés. Si le plus jeune va chercher la bière, c'est qu'il est d'accord pour dire :

  • que c'est possible
  • que le vieux peut lui demander de le faire
  • qu'il n'y a pas d'objection du type « je n'ai pas soif »

L'accord mobilise les trois aspects. La définition de la situation doit être commune aux participants sans quoi il faudra redéfinir la situation par la négociation et la discussion. C'est ce qu'Habermas appelle l'agir communicationnel
L'agir communicationnel coordonne les interactions sociales en coordonnant les orientations et pas seulement leurs effets. Il passe par le biais de la négociation ou de la renégociation de la situation.
Le monde vécu se distingue de la situation en ce qu'il constitue à la fois un savoir d'arrière-plan et un horizon. Toute situation est découpage à l'intérieur du monde vécu. Certaines choses peuvent être ainsi thématisées, mises en question. Le monde vécu ne peut jamais être vu totalement. Il constitue au fond un arrière-plan diffus sur lequel on s'oppose. Le mode vécu est condition des mises en question particulières mais, lui, ne peut être remis globalement en question.
Le monde vécu est l'ensemble constitué par la culture et le langage et, plus exactement, une réserve de savoir organisé par le langage. Le monde vécu est d'ailleurs toujours organisé par le langage et c'est le langage qui est une sorte de transcendantal qui ne peut être remis en question dans sa totalité. Il est ce par quoi l'action et la communication sont possibles, horizon indépassable constitutif de l'intercompréhension. Cet ensemble de culture et de langage que je présuppose quand je parle, je le prolonge et le renouvelle chaque fois que je parle. Je le perpétue et le reproduis.
Si nous revenons à l'exemple de nos deux maçons, le monde vécu consiste en une perception de la hiérarchie sociale des ouvriers dans la société. Pour la tradition, le vieux a l'autorité et, tant que la tradition est acceptée, l'accord est implicite. Il n'y a donc pas d'action communicationnelle. Celle-ci n'intervient qu'en cas de désaccord. Chacun va chercher des arguments dans le monde vécu et l'agir communicationnel renouvelle la tradition. On prolonge, perpétue la tradition même si on la réinterprète. En parlant, je fais vivre, perdurer le monde du sens. Si la société se régule de moins en moins par l'agir communicationnel mais par l'argent et le pouvoir, alors ce qui fait sens échouera à se perpétuer.
Pour le dire autrement, il y a deux sortes d'agir :

  • L'agir stratégique par lequel on cherche à exercer une certaine influence sur l'autre (qu'on pense à la publicité ou à la propagande de type politique)
  • L'agir communicationnel par lequel on cherche à s'entendre avec l'autre, de façon à interpréter ensemble la situation et à s'accorder mutuellement sur la conduite à tenir.

Ce sont les conditions de cette intercompréhension qu'Habermas analyse. On peut alors mettre au point une éthique de la discussion garantissant une authentique compréhension mutuelle. Ainsi, pour que l'intercompréhension soit possible il faut un discours sensé qui n'exprime ni intimidation, ni menace et susceptible d'être admis par chacun comme valable. Ce qui se dessine ici est le modèle démocratique du consensus que prescrit la raison communicationnelle quand on l'applique au domaine politique.
Pour développer cette éthique du consensus, Habermas se réfère notamment à Piaget : pour que la représentation du monde évolue dans le sens de la rationalité il faut un double processus de décentration (intégrer le point de vue des autres) et de structuration (différenciation des aspects de la réalité qui permet de saisir leurs relations). La rationalisation du vécu suppose une distinction entre la nature, la société et la personne (qui n'existe pas, par exemple, dans les sociétés primitives où la nature est interprétée en termes sociaux ; par exemple on exécute des rites -aspect social - pour faire tomber la pluie qui est un phénomène naturel)
Au niveau du système, la rationalité se fait par l'argent et le pouvoir. L'intercommunication est court-circuitée par l'argent (je paie un service et n'ai donc plus à discuter). On gagne en vitesse et en efficacité mais au détriment de l'activité communicationnelle. Il ne s'agit plus comme dans l'intercommunication de chercher la vérité mais d'agir sur les motivations empiriques (appât du gain, crainte ou espoir d'accroître le pouvoir etc.)
Signalons que dans L'agir communicationnel, Habermas tente de recueillir le double héritage de Marx et de Max Weber. À ses yeux, la validité d'une théorie réside en sa capacité à mettre en cohérence les apports des penseurs classiques dans le champ concerné par cette théorie. Il réinterprète, remanie Marx et Max Weber. Le double héritage est réinterprété dans le cadre de l'intercommunication et non plus dans le rapport de l'individu aux choses (par le travail, par exemple). Par exemple, Habermas s'intéresse chez Marx davantage à la théorie de la lutte des classes qu'à celle de la valeur qu'il laisse tomber.

4) Penser la démocratie

L'idée démocratique a été formulée clairement par Rousseau. Il y a démocratie lorsque la vie politique est organisée de telle sorte que les destinataires du droit puissent en même temps se considérer comme ses auteurs. L'État est l'association volontaire de citoyens libres et égaux qui règlent leur vie en commun de façon légitime. Or certains prétendent que cette idée serait devenue utopique, hors de la réalité et l'on voit se créer une sorte de forme de fatalisme, sauf que ce ne sont plus les dieux qui règleraient notre destin mais les lois du marché et la logique de l'économie d'entreprise.
Pour Habermas, il faut une nouvelle façon de comprendre la démocratie qui tienne compte de la complexité des sociétés présentes, par exemple du rôle des media. Les media sont certes un pouvoir qu'il faut contrôler mais permettent aussi la communication simultanée d'une multitude de personnes qui ne se connaissent pas. L'espace politique doit pouvoir intégrer les voix marginales, être réceptif au monde vécu privé. On retrouve ici l'idée de l'agir communicationnel et de la recherche du consensus par la négociation à l'échelon de l'État. Il ne s'agit plus certes de s'orienter vers l'intérêt général en citoyen vertueux mais il ne s'agit plus non plus de s'aligner sur le modèle du marché.
Parce que le marché ne s'arrête plus aux frontières nationales, les nouvelles formes de citoyenneté doivent s'étendre et s'exercer au-delà du cadre des États-Nations, cadre qui apparaît aujourd'hui dépassé. Ainsi, plutôt que de combattre l'Europe et de se replier sur l'État, il vaut mieux développer des capacités d'action à l'échelon européen.
Les États doivent parvenir à un accord sur la façon dont ils veulent comprendre ce qu'ils ont déclaré en commun être les droits de l'homme. Il faut une version « intersubjective » des droits de l'homme. Au fond il faut une opinion publique démocratique et critique.

Les principales œuvres.

  • Théorie et pratique, 1963 et 1971 (recueil d'articles)
  • La technique et la science comme "idéologie", 1968
  • Connaissance et intérêt, 1968
  • Raison et légitimité, 1973
  • Théorie de l'agir communicationnel, 1981
  • Morale et communication, 1983
  • Le discours philosophique de la modernité, 1988
  • Ethique de la discussion, 1991
  • Droit et démocratie, 1992

Index des auteurs