Arendt

Philosophe de formation, Hannah Arendt vécut comme une rupture biographique cette rupture majeure de l'histoire que constitua l'accession de Hitler au pouvoir en 1933. À partir de cette date, elle refusa de se considérer comme philosophe mais comme une théoricienne de la politique.

Sommaire

Les sources de sa pensée.

La vie d'Hannah Arendt

Apport conceptuel.

Principales œuvres.

Les sources de sa pensée.

Si elle eut comme maîtres à l'Université Heidegger et Jaspers et fut l'amie de Hans Jonas, Arendt pense avant tout le totalitarisme comme un fait radicalement nouveau, une rupture à propos de laquelle elle écrira que  " le fil de la tradition est rompu "
Elle se rattache néanmoins au courant phénoménologique (Heidegger) de façon critique et se réfère fréquemment à Machiavel, Montesquieu et Tocqueville.

La vie d'Hannah Arendt

Hannah Arendt naît en 1906 à Hanovre dans une famille juive assimilée fidèlement attachée à la social-démocratie. Sa mère, enthousiasmée par la révolution spartakiste est une admiratrice de Rosa Luxembourg à qui Hannah empruntera la conception politique des " conseils ". Son père meurt jeune.
À 15 ans, Hannah Arendt avait lu Jaspers, à 16 ans tout Kierkegaard.
En 1924, elle entre à l'Université de Marbourg où elle reçoit l'enseignement de Heidegger durant la genèse de Sein und Zeit. Elle est fascinée par le maître avec qui elle aura une courte liaison. Elle se lie aussi d'amitié avec Hans Jonas.
Après un semestre chez Husserl à Fribourg, elle s'inscrit à l'Université de Heidelberg. Heidegger ayant refusé de diriger sa thèse, il l'a en effet envoyé à Karl Jaspers, un humaniste allemand avec qui elle se lie d'une amitié sans faille et qui restera son vrai maître jusqu'à sa mort, en 1969. La thèse d'Hannah Arendt, Le concept d'amour chez Saint Augustin, est publiée en 1929. Elle commence à s'intéresser à l'histoire et à la politique, prend conscience de sa condition juive, de l'antisémitisme et de la montée du nazisme.
Elle entre en politique à partir de l'incendie du Reichstag. Emprisonnée une semaine, elle fuit et se réfugie à Paris. Elle y rencontre des réfugiés allemands (Brecht) et connaît Raymond Aron. Elle fréquente le séminaire de Kojève consacré à Hegel, côtoie Sartre et Beauvoir sans se lier avec eux. Elle éduque des adolescents juifs et facilite leur exil vers la Palestine.
À partir de 1940, le gouvernement français édicte les lois anti-juives. Internée à Gurs, elle parvient à s'échapper et obtient, grâce à Adorno, un visa pour les États-Unis. Elle y résidera jusqu'à sa mort. À 38 ans, elle apprend l'anglais (elle écrira toute son œuvre dans cette langue mais pense en allemand ; des amis reliront et corrigeront ses textes).
Apatride, Hannah Arendt se sent alors déracinée. Elle voit le monde comme une scène de luttes où elle n'a pas sa place. Elle ne deviendra citoyenne américaine qu'en 1951. Elle affirmera qu'il n'y a pas de droits de l'homme mais seulement des droits du citoyen. L'apatride est interné ou exterminé.
Aux États-Unis, Arendt travaille d'abord à la direction des Éditions Schocken Books à New York. En 1951, paraît Les origines du totalitarisme, ouvrage en trois tomes qui la fait connaître dans toute l'Amérique. Elle décide, en 1953, de se lancer dans la carrière universitaire. Elle enseignera la philosophie et les sciences politiques dans diverses universités américaines : Berkeley, Princeton, Columbia, Brooklyn College, Chicago.
En 1954 paraît La crise de la culture, en 1958 La condition de l'homme moderne, en 1963 Eichmann à Jérusalem et Essai sur la révolution
En 1968, elle est nommée professeur de philosophie politique à la New School for Social Research de New York où elle retrouve Hans Jonas.
Peu de temps après avoir reçu le prix Sonning délivré par le gouvernement danois, elle meurt, le 4 décembre 1975 à la suite d'une attaque cardiaque. Elle laisse un livre inachevé, La vie de l'esprit dont seuls les deux premiers volumes (sur les trois prévus), Thinking et Wilking, paraîtront en 1978.

Apport conceptuel.

1) Les origines du totalitarisme.

Les trois tomes des Origines du totalitarisme se présentent comme trois études juxtaposées sans rapports évident entre elles :

a) L'antisémitisme
Hannah Arendt y procède à une histoire politique et sociale des juifs depuis le XVIIIème siècle. Trois refus sont clairement affirmés :

  • Il n'y a pas un antisémitisme un et éternel.
  • L'antisémitisme n'est pas un nationalisme latent puisqu'il se développe alors que s'effondrent les Etats-Nations.
  • Les juifs ne sont pas des boucs-émissaires, ce qui exclurait toute responsabilité politique. Certes, on ne peut être plus innocent que devant la chambre à gaz mais il n'en reste pas moins vrai qu'il y a une histoire juive qui rejoint l'histoire des autres peuples.

Arendt distingue l'antisémitisme social de l'antisémitisme politique. L'antisémitisme politique vient de ce que certains privilèges ayant été accordés aux juifs, ceux-ci ont constitué un groupe à part, solidaire des États. Dès lors, tout conflit avec l'État devient antisémite. L'antisémitisme social, en revanche, est dû à l'égalité croissante des juifs avec les autres.

b) L'impérialisme.
Le livre raconte l'histoire de la désintégration de l'État-Nation et montre ainsi les conditions nécessaires à l'émergence des mouvements et gouvernements totalitaires.
L'impérialisme colonial est la recherche de l'expansion pour l'expansion, pour des motifs non pas politiques mais économiques. L'État-Nation est alors en péril car, dépassant ses frontières, il néglige les intérêts nationaux. Apparaissent des fonctionnaires de la violence présentant la violence et le pouvoir comme étant les buts du corps politique. La conscience nationale se pervertit en conscience raciale.
Le véritable précurseur du totalitarisme doit être cherché, non dans l'impérialisme colonial, mais dans l'impérialisme continental (pangermanisme, panslavisme). Méprisant lui aussi l'État-Nation, cet impérialisme lui oppose la " conscience tribale élargie" qui nie la possibilité d'un genre humain. La nationalité se proclame indépendante du territoire et se fait qualité permanente, inaccessible aux aléas de l'histoire, déniant toutes les différences internes du peuple concerné.
Hannah Arendt analyse aussi le phénomène des minorités et l'apparition des apatrides qui, dans le système des États-Nations, ne peuvent être promis qu'à l'assimilation ou la liquidation. Ils ne peuvent obtenir leur salut qu'en transgressant les lois ou en accédant au " génie ". Apparaissent alors des camps d'internement et la transformation de la police de garante de la loi en instrument du gouvernement. L'apatride est hors de toute légalité et a un statut bien pire que celui d'un étranger ennemi. Parce que les droits de l'homme sont en réalité les droits du citoyen, l'apatride n'a plus aucun droit, ayant cessé d'appartenir à une communauté. Il faut donc affirmer un " droit à avoir des droits " c'est-à-dire d'appartenir à une communauté pour avoir une place dans le monde. Se pose alors la question du fondement de ce " droit à avoir des droits ". La perte de la citoyenneté est la perte d'une dimension essentielle de la vie humaine.

c) Le système totalitaire.
Il s'agit de penser " l'essence du totalitarisme ". Le totalitarisme est un phénomène historique sans précédent qu'on ne peut penser avec les anciennes catégories que sont la tyrannie, analysée par Platon, le despotisme, analysé par Montesquieu ou la dictature. Il ne s'agit pas d'un degré supérieur de despotisme mais d'un régime original qui ne se laisse pas réduire aux abolitions classiques de la liberté politique.
Le totalitarisme se caractérise d'abord par le phénomène des masses. Les masses se définissent par trois variables :

  • La grandeur numérique. De ce point de vue, le fascisme mussolinien n'est pas un totalitarisme car l'Italie est trop petite au point de vue démographique.
  • Un ensemble de gens sans éducation politique, hors des partis et des syndicats. Les masses sont créées par les crises économiques et l'effondrement des classes moyennes qui ne trouvent pas dans les projets politiques des parlementaires des projets correspondants à leur situation. La société est atomisée.
  • Une solidarité négative de foules désemparées, d'hommes isolés à qui le chef totalitaire donne un langage et un semblant de dignité.

Ce qui caractérise aussi le totalitarisme est le mouvement, l'action pour l'action. Toute limite, toute stabilité fait courir un risque mortel à l'entreprise totalitaire. Il n'y a ni doctrine, ni idéologie puisqu'on se sert de doctrines, d'idéologies à contenu variable selon les circonstances. Le programme n'a aucune importance. La théorisation est une pure fiction pour mobiliser les masses. Se crée alors un monde fictif, méprisant les faits, épargnant aux masses tout affrontement avec le réel et leur donnant un semblant de cohérence.
Il n'y a, en réalité, aucune organisation politique, le chef étant la loi suprême et pouvant liquider ses subordonnés. L'État totalitaire n'est ni bien construit, ni structuré. Il est planification de l'informe. L'État est une façade, les institutions sont construites en double voire en triple et l'autorité n'est jamais là où on la croit. Anti-étatisme (l'État suppose les limites de la loi et des frontières), anti-nationalisme (les Aryens ne sont pas les Allemands) et anti-utilitarisme (les besoins de la guerre n'auront aucun poids contre le programme d'extermination) caractérisent le totalitarisme. L'acteur important est la police secrète, instituant le soupçon généralisé.
Néanmoins, contrairement à ce que dit Montesquieu du despotisme, le totalitarisme n'est pas sans loi. Il prétend appliquer les lois de la nature ou de l'histoire à l'espèce humaine. Il prétend remonter à la source de la légitimité et aussi abolir le hiatus entre légitimité et légalité. La loi change de sens. Elle n'est plus considérée comme le cadre stabilisateur des actions humaines mais elle est loi d'un mouvement illimité, sans fin.
Le totalitarisme est négation du politique. Il décrit en négatif ce que doit être la politique véritable. L'espace politique véritable suppose :

  • Des lois
  • La possibilité pour les hommes d'agir c'est-à-dire de se rapporter aux autres par des actes ou des paroles.
  • La parole échangée, discutée, débattue qui permet d'unifier la pluralité humaine. De ce point de vue, la cité grecque antique ou certains mouvements révolutionnaires du monde moderne constituent des lieux lumineux. Arendt oppose le système des conseils au système des Partis. Les Partis constituent un dessaisissement de la citoyenneté. La vérité politique est l'agir dans de petits groupes.

Le tyran rend impossible la parole dans l'espace public mais il laisse les hommes dans l'espace privé. Le totalitarisme attaque la vie privée elle-même. Alors naît la désolation qui n'est pas la solitude (où on peut se parler à soi, où le rapport aux semblables n'est pas perdu) mais une expérience absolue de non-appartenance au monde. L'individu n'est pas seulement isolé mais il n'a plus de consistance interne, perd son moi. La désolation est l'expérience d'être indifférent aux autres, expérience devenue massive dans le système totalitaire.
En dictature, on tue les opposants et la mort garde un sens. Dans le totalitarisme, la mort peut frapper tout le monde. Sous le nazisme, les juifs furent une catégorie qui s'élargit aux peuples de l'Est, puis aux Allemands malades. La mort n'est ni noble, ni héroïque. Les individus sont rendus anonymes et on essaie d'effacer les traces de leur existence.
Le camp de concentration est l'institution centrale en matière d'organisation du système totalitaire. Il a une importance décisive. On y discerne un " mal radical " mettant en jeu " la nature humaine " elle-même. Il est à la fois un phénomène radicalement nouveau et un défi au sens commun. Il s'agit d'une réalité incompréhensible, inaccessible où on passe du " tout est permis " au " tout est possible ". La domination s'y effectue en trois temps :

  • Le meurtre de la personne juridique (préparé par la fabrication des apatrides et renforcé par le mélange des criminels et des parfaits innocents)
  • Le meurtre de la personne morale : la mort est anonyme et sans signification.
  • Le meurtre de l'identité de chacun.

Alors le meurtre devient un moindre mal, le totalitarisme un système où les hommes sont de trop et les crimes sont à la fois impardonnables et impunissables.

2) Le travail, l'œuvre et l'action

Arendt ne se contente pas de diagnostiquer le mal. Elle s'interroge sur les moyens de se préserver contre la tentation totalitaire. Il faut pour cela réhabiliter l'action politique.
Selon Hannah Arendt, notre tradition de pensée politique naît avec Platon et se clôt avec Marx. Elle naît donc dans l'hostilité à l'égard du monde de la polis, du régime athénien. Il faut revenir à la Grèce pré-platonicienne, celle d'Homère, d'Hérodote, de Thucydide et de Socrate, avant que l'homme d'action et l'homme de pensée ne divorcent. Arendt veut réévaluer l'action et le domaine public. La condition de l'homme moderne entreprend de penser ce que nous faisons c'est-à-dire de retrouver les capacités de la " vie active " opposée à la " vie contemplative ".

a) Le travail caractérise l'animal laborans.
Le travail consiste à subvenir à ses besoins vitaux et s'inscrit donc dans le cycle biologique de la vie. Immergé dans la nature, il n'est pas fondamentalement humain. Il produit l'éphémère c'est-à-dire ce qui, étant destiné à la consommation, n'a aucune permanence. Le travail est solitaire, tout individu y étant un simple membre de l'espèce c'est-à-dire interchangeable, anonyme. Il renvoie à la nécessité.
Certes le travail ne saurait être condamné car il est bien la condition de toute autre activité mais, tant qu'on en reste à sa seule sphère, aucune permanence objective du monde ne peut se faire jour, ni aucune individualité. En ce sens, la sphère du travail est anti-politique. C'est parce que le totalitarisme accorde le primat à l'animal laborans que l'isolement de celui-ci devient désolation.

b) L'œuvre caractérise l'homo faber.
Œuvrer, c'est construire des objets faits pour durer c'est-à-dire qui soient destinés à l'usage et non à la simple consommation. Sont des œuvres les maisons, les temples, les peintures, les poèmes etc. Le fabricateur est, certes, isolé mais il participe au monde commun dans sa production d'objets durables (c'est-à-dire aussi destinés à lui survivre). Le drame de la modernité est d'avoir " changé l'œuvre en travail ". Si le travail renvoie au temps comme passage, l'œuvre renvoie au temps comme durée. L'homo faber est l'homme de la maîtrise (ce qui nécessite l'isolement) mais il est capable d'avoir un monde public, bien que non politique. L'œuvre n'est pas anti-politique mais apolitique. Sur la place du marché, le fabricant est en rapport avec ses semblables mais par l'intermédiaire des objets. Il n'y vient pas voir des hommes mais des produits. La production de l'œuvre s'effectue au prix d'une destruction agressive de la nature et l'œuvre est toujours asservie à une fin utilitaire. L'œuvrer est " entièrement déterminé par les catégories de la fin et des moyens "

c) L'action caractérise l'homme agissant.
C'est " la révélation de l'agent dans la parole et dans l'action ". L'action est la seule activité qui mette directement en rapport les hommes. L'homme agissant est celui qui s'engage dans la vie de la Cité et qui a donc rapport au monde des hommes, ce qui implique la constitution d'un domaine public (c'est-à-dire à la fois de l'égalité et de la distinction). Il peut alors prendre conscience de la pluralité, essence de la condition humaine. L'action est mise en relation, constitution d'un espace public au sein duquel les hommes dialoguent et agissent ensemble. L'homme agissant est l'homme parlant dans une communauté d'égaux éloignés des spectres du totalitarisme.

3) Histoire et évènement

L'histoire est tissée d'événements. L'événement est l'imprévisible, l'indéductible. L'affirmer, c'est se distinguer de toute philosophie de l'histoire. Certes l'événement est toujours pris dans un contexte qui en fournit les conditions mais les conditions nécessaires ne sont pas pour autant suffisantes. L'événement forme discontinuité. Arendt refuse à la fois le fatalisme et la contingence, fidèle ici à Tocqueville. Il y a une liberté et donc une responsabilité des hommes. La causalité est une catégorie déplacée en histoire car c'est l 'événement lui-même qui constitue ses origines ou, pour le dire autrement, c'est grâce à l'événement, parce qu'il faut le comprendre, que s'éclaire après coup le passé. Ainsi l'essence du totalitarisme n'existe pas avant d'être venue à l'être.

Les principales œuvres.

  • Les origines du totalitarisme (1951)
  • La crise de la culture (1954)
  • La condition de l'homme moderne (1958)
  • Eichmann à Jérusalem, rapport sur la banalité du mal (1963)
  • Essai sur la révolution (1963)
  • La vie de l'esprit, posthume (1978)

Index des auteurs