Marx

Les conséquences sur l'histoire de notre siècle des idées de ce grand philosophe de l'histoire et de la politique imposent de revenir à la lecture de son œuvre, ne serait-ce que pour éviter d'attribuer à Marx la totalité des erreurs de ceux qui se dirent "marxistes".

Sommaire

Les sources de sa pensée.

La vie de Marx

Apport conceptuel.

Principales œuvres.

Les sources de sa pensée.

Marx est dans la lignée des penseurs matérialistes (Démocrite, Epicure, Diderot, Helvétius, La Mettrie)
Il a subi l'influence de la philosophie allemande de Hegel (même s'il s'oppose à l'idéalisme hégélien) et de Feuerbach.
On peut citer aussi dans les sources de sa pensée le socialisme français de Saint-Simon, Fourier et Proudhon.
Enfin, il s'inspire de l'économie politique anglaise, essentiellement Ricardo.

La vie de Marx

Marx naît à Trèves, en Rhénanie, d'un père avocat, appartenant à la bourgeoisie libérale rhénane. Il entre en 1830 au lycée de Trèves et passe le baccalauréat en Août 1835. Il commence des études de droit, d'abord à Bonn puis à l'Université de Berlin, qu'il abandonne bientôt pour se consacrer à la philosophie. Il adhère au cercle des hégéliens de gauche (Bauer, Ruge). Le 15 avril 1841, il est reçu docteur à la Faculté de Philosophie de Iéna avec une thèse sur la matérialisme antique: " Différence de la philosophie de la nature chez Démocrite et Epicure ".
Il s'intéresse à la critique de la religion de Strauss et Feuerbach, rencontre le socialiste Hess et se consacre au journalisme en collaborant à la " Gazette Rhénane ", un journal financé par la bourgeoisie libérale (articles sur la censure, la religion, la répression du vol du bois et la misère des vignerons mosellans). Il découvre peu à peu les problèmes sociaux et politiques. L'interdiction de la " Gazette Rhénane ", en 1843, amène Marx à réfléchir sur les limites de la pensée et de l'action libérales. Il approfondit alors le socialisme français, la critique de la théorie idéaliste de l'Etat (" Critique de la philosophie du droit de Hegel ") et de la religion (" A propos de la question juive ").
Le 12 juin 1843, il épouse Jeny Von Westphalen et en octobre part à Paris. En 1844, il prend contact avec la ligue des Justes, rencontre Proudhon, Bakounine. Il en tire une critique du travail aliéné, de l'économie, du communisme grossier, de Proudhon et de Hegel (" Manuscrits de 1844 "). Il privilégie le rôle émancipateur du prolétariat. Avec Engels (rencontré en 1842) il travaille à un pamphlet contre les hégéliens de gauche, Bauer et Stirner : " La Sainte Famille " (1845). Le 3 février 1845, il est expulsé de France pour participation à un journal révolutionnaire et va séjourner à Bruxelles avec Engels de 1845 à 1848. Il continue à Bruxelles ses lectures d'économie, d'histoire et de technologie, esquissant avec les " Thèses sur Feuerbach " (1845) une conception matérialiste de l'histoire, développée avec Engels et Hess dans la critique de la philosophie allemande (" L'Idéologie allemande "). Le 1er décembre 1845, il renonce à la citoyenneté prussienne.
En 1846, c'est la création des comités de correspondance communistes. Il participe activement à la ligue des communistes. " Misère de la philosophie " (1847) ridiculise la " Philosophie de la misère " de Proudhon qui a refusé d'adhérer au réseau international des communistes, organisé par Marx et Engels, lesquels exposent une théorie matérialiste de la lutte des classes dans le " Manifeste du Parti communiste " (1848), destiné à la ligue des justes devenue "ligue des communistes".
Expulsé de Belgique le 3 mars 1848, il organise en France, après la révolution de 1848, le retour des ouvriers immigrés en Allemagne. A Cologne, il crée la " Nouvelle gazette Rhénane ". Il est inculpé en février 1849 d'offense à magistrat et d'incitation à la rébellion comme rédacteur en chef du journal. Il est acquitté. Expulsé de Prusse, il retourne à Paris mais est expulsé de France. Il s'installe à Londres où il restera jusqu'à sa mort. Il ne trouve plus d'éditeurs. Commence alors une période d'isolement, aggravée par la misère et la maladie. En 1857 il reprend ses études économiques et projette un ouvrage dont il rédige une "Introduction générale" de caractère méthodologique, des chapitres sur l'argent et le capital : " Fondements de la critique de l'économie politique ". Il sort de son isolement en participant activement à l'Association Internationale des Travailleurs, née à Londres en 1864, dont il rédige une Adresse et des Statuts favorables à la centralisation de la lutte du prolétariat et rejetant les tentations autonomistes. C'est en 1864 qu'un héritage reçu à la suite de la mort de sa mère lui permettra de s'installer avec sa famille dans un logement plus confortable.
A partir de 1862, il travaille le thème de la Plus Value et, à partir de 1867, commence à publier " Le Capital " (livre I). En 1875, la " Critique du programme de Gotha " passe au crible les statuts du nouveau parti social-démocrate allemand. Jusqu'à sa mort, quoique toujours gravement malade, Marx travaille aux livres II et III du " Capital ", publiés par Engels en 1885 et 1894. Il meurt le 14 mars 1883.

Apport conceptuel.

Aliénation et exploitation

Il est d'usage de séparer deux moments dans la pensée de Marx :

  • Celui des écrits de jeunesse et notamment du " Manuscrit de 1844 "
  • Celui des écrits de maturité dont " Le Capital " constitue le point d'orgue.

La comparaison entre les concepts d'aliénation et d'exploitation permet de mieux comprendre cette distinction.

a) L'aliénation.
C'est un concept philosophique que Marx emprunte à Feuerbach. L'aliénation (du latin alienus qui signifie étranger, autre) est la perte de soi dans un autre. Elle est chez Marx pratique et non métaphysique. Le travail est aliéné, l'argent commande en maître etc. Les produits de l'homme échappent à son contrôle et prennent des formes abstraites qui deviennent des réalités oppressives. Nous prendrons un exemple que Marx analyse dans " Les Manuscrits de 1844 " , celui du travail aliéné.
Il faut bien voir que pour Marx tout travail n'aliène pas. Il retient de Hegel cette idée que le travail est le propre de l'homme, qu'il est anthropogène c'est à dire qu'il fait de nous des hommes, nous distingue de l'animal. Mais, justement, ce qui caractérise le travail aliéné est qu'il perd cette fonction d'hominisation. On peut penser bien sûr au dur travail ouvrier tel qu'il existe au XIX° s. Au lieu de s'épanouir, l'ouvrier se sent brimé, aliéné.
L'aliénation présente trois aspects :

  • Niveau de la marchandise : à la différence de l'artisan, l'ouvrier ne produit qu'une petite partie de la marchandise et cette marchandise ne lui appartient pas. Alors qu'il s'investit dans la chose (il y met une part de lui-même, par son travail), cette partie de lui-même lui est enlevée. L'ouvrier ressent le produit de son travail comme étranger à lui et en fin de compte comme hostile. Pourtant, cet objet, c'est lui. L'homme " prête sa vie à son objet ". Il met quelque chose de lui dans la chose et, s'il voit dans le produit de son travail quelque chose qui lui est étranger, c'est lui-même qui devient étranger à lui. Il perd sa qualité d'homme investie dans les choses.
  • Niveau du travail lui-même : le travail lui-même apparaît comme étranger au travailleur. L'ouvrier ressent son travail comme quelque chose qui lui est imposé du dehors. Il se sent malheureux dans son travail. Il a l'impression qu'il le nie au lieu de l'affirmer. Dans le travail, il ne se sent plus lui-même. Il a l'impression de n'être lui-même qu'en dehors de son travail. Il le fuit. Le travail n'est plus une satisfaction de soi mais un simple moyen d'assurer l'existence et la satisfaction des besoins. Dans le travail, l'ouvrier ne s'appartient plus. Il appartient à un autre (le patron). Il se sent plus libre dans ses loisirs qui se résument en fait à des fonctions animales (boire, manger, procréer, dormir) que dans ses fonctions d'homme (travailler) où il se sent bestial. " Le bestial devient l'humain et l'humain devient bestial "
  • Niveau du travailleur : l'aliénation rend l'homme étranger à lui-même. Le travail, avons-nous dit, nous distingue de l'animal. C'est par lui que nous sommes humains, parce que nous sommes conscients de notre activité. L'homme se contemple dans le monde qu'il a créé. C'est dans la transformation que l'homme s'affirme comme homme. Autrement dit, si le travail apparaît comme étranger, l'homme perd son essence. " L'homme est rendu étranger à l'homme "

On sait combien le taylorisme (postérieur à l'analyse marxiste) a accru le phénomène d'aliénation ainsi décrit. Marx décrit l'homme soumit à la machine par cette formule saisissante : " Le travail vivant est soumis au travail mort "

b) l'exploitation.
Alors que l'aliénation est un concept philosophique, l'exploitation est un concept économique. À mesure qu'il approfondit sa pensée, Marx se rend compte que l'aliénation n'est qu'une conséquence de l'exploitation, que l'on peut d'ailleurs supprimer l'aliénation sans supprimer l'exploitation (par exemple par le paternalisme dans l'entreprise).
Pour comprendre ce qu'est l'exploitation, il faut d'abord rappeler que pour Marx la valeur d'une marchandise (c'est à dire d'un bien produit pour être vendu) est égale au temps de travail social moyen nécessaire à sa production. Il s'agit bien sûr d'une moyenne sociale car il existe des ouvriers plus ou moins rapides, plus ou moins habiles. Ce temps de travail social moyen détermine la valeur d'échange de la marchandise qu'il faut opposer à sa valeur d'usage c'est à dire son utilité. On comprendra que les deux ne se confondent pas en remarquant que certains produits indispensables peuvent être bon marché alors que des produits tout à fait superflus peuvent être vendus très chers. La valeur d'échange ne se confond pas non plus avec le prix. Celui-ci peut en effet varier selon les fluctuations du marché ; le prix oscille autour de la valeur.
Ainsi, lorsque l'ouvrier fabrique un objet, du travail s'incorpore à l'objet et lui donne de la valeur. Pourtant (et sinon nul profit n'existerait), le capitaliste ne paie pas à l'ouvrier la valeur de son travail mais seulement sa force de travail c'est à dire ce qu'il faut pour entretenir cette force de travail (un salaire pour vivre, se nourrir, rester en vie ; pensons à l'idée d'un minimum vital, du SMIC). Admettons, par exemple, qu'un ouvrier travaille 12 heures par jour mais que ce qu'il est nécessaire de lui payer pour qu'il survive corresponde à 6 heures par jour. La valeur de ces 6 heures correspondra à son salaire, ce que Marx appelle la valeur du " travail nécessaire ". Les 6 heures qui restent, ou " surtravail " ne seront pas payées. Elles correspondent à la " plus value " qui va permettre le profit capitaliste. Bien sûr nul patron n'ira dire à son ouvrier qu'il ne le paiera que la moitié de ses heures. Mais il paiera chaque heure à la moitié de leur valeur réelle, ce qui aura pour effet de masquer le fait que le travail ne soit pas payé en totalité. Marx appelle exploitation ce processus qui consiste à ne payer qu'une partie du travail fourni pour permettre le profit et qui est à l'origine de la richesse.
On remarquera que l'exploitation n'est pas propre au système capitaliste. Il est clair que le maître dans l'Antiquité ne donnait à l'esclave que ce qui lui était nécessaire pour ne pas mourir et considérait que son temps de travail lui appartenait. De même le paysan de l'époque féodale consacrait un certain temps à travailler pour sa nourriture et donnait le reste de son temps de travail à son seigneur. La différence est qu'en système capitaliste on masque le fait que l'ouvrier travaille en réalité une partie de son temps gratuitement. Le capitaliste prétend même payer les heures supplémentaires. Mais il est clair qu'il ne peut employer quelqu'un qui lui coûterait plus ou même seulement autant que ce qu'il lui rapporte. Le salariat masque l'existence de l'exploitation.
Il y a deux façons d'augmenter la plus value : soit accroître le temps de surtravail (au début du capitalisme on exigeait 14 à 15 heures de travail par jour et songeons aussi aux pays du tiers monde), soit diminuer le travail nécessaire (en veillant par une augmentation de la productivité à ce que les produits de première nécessité coûtent moins cher). Il est clair que l'ouvrier a, quant à lui, intérêt au processus inverse et c'est le moteur fondamental de la lutte des classes.

Matérialisme dialectique et matérialisme historique

Le matérialisme dialectique correspond à la philosophie marxiste quand le matérialisme historique, lui, se veut une science de l'histoire.

a) le matérialisme dialectique.
Marx retient de Hegel l'affirmation que seule une approche dialectique peut permettre de cerner le réel. On ne peut comprendre et saisir la vérité qu'en unifiant les opposés (thèse / antithèse / synthèse). Mais encore faut-il bien voir (et c'est en cela que Marx, contrairement à Hegel est matérialiste) que les contradictions de la pensée humaine ont aussi leur source dans le réel objectif. La vérité n'existe pas toute faite avant l'effort humain pour la comprendre. Il y a des conditions concrètes de la recherche de la vérité. Il faut saisir dans le réel les aspects contradictoires et trouver leur unité c'est à dire l'ensemble de leur mouvement. On analyse la réalité, y découvrant des éléments contradictoires (prolétariat / bourgeoisie, être / néant etc.) puis on opère une synthèse de ces éléments qui permet de saisir le mouvement et la vie.

b) le matérialisme historique.
Marx et Engels reconnaissent à Hegel le grand mérite d'avoir représenté la totalité du monde naturel, historique et spirituel comme un processus c'est à dire un mouvement, un changement, un développement incessant et d'avoir aussi tenté de démontrer la connexion intime dans ce mouvement et dans ce développement. De plus, la problématique de l'histoire chez Marx est très proche de celle de Hegel. Pas plus pour l'un que pour l'autre l'expérience ne peut être lue directement. Il y a un sens caché à découvrir et il faut distinguer l'histoire vraie de l'histoire apparente. Pour Marx aussi, c'est à l'aide d'abstractions, de concepts, qu'il sera possible de reconstituer l'objet à connaître.
D'autre part, Marx a tenu à affirmer qu'il n'avait découvert ni l'existence des classes sociales ni la lutte des classes et, effectivement, ces notions se trouvent avant lui chez les économistes bourgeois.
Pourtant, Marx a élaboré une science nouvelle. Tout d'abord, la méthode de Marx est radicalement opposée à celle de Hegel. Quand pour Hegel, c'est l'Idée qui se réalise dans l'histoire, qui est même le moteur de l'histoire, pour Marx au contraire, l'idée n'est que le produit du vrai moteur de l'histoire qu'est la base matérielle c'est à dire la base économique et sociale. Autrement dit, si Hegel fait de l'Idée ce qui produit, fait évoluer la réalité matérielle, pour Marx au contraire la raison est le résultat de la base matérielle. " Ce n'est pas la conscience des hommes qui détermine leur être social, c'est leur être social qui détermine la conscience des hommes "
Pour comprendre l'histoire il faut d'abord définir cette base matérielle. Selon Marx, toute société se définit par ce qu'il appelle son mode de production (les marxistes parleront plus tard d'infrastructure socio-économique) qui se définit lui-même par deux éléments :

  • Les forces productives : c'est tout ce qui sert matériellement à la production c'est à dire les outils, les machines, les terres, les usines, les matières premières mais aussi et surtout la force humaine de travail.
  • Les rapports de production : elles correspondent aux rapports de classe. Rappelons que chez Marx le concept de classe est un concept strictement économique : c'est l'ensemble des individus situés dans le même rapport à l'appareil de production. Par exemple, en système capitaliste, l'ensemble des propriétaires des moyens de production constitue la classe bourgeoise, l'ensemble de tous ceux qui ne possédant que leur force de travail doivent se salarier constitue le prolétariat. Les rapports de classe sont des rapports antagonistes c'est à dire que les classes sociales ont des intérêts radicalement opposés tels que, si l'une satisfait ses intérêts, elle le fera au détriment de l'autre.

C'est l'état des forces productives qui détermine celui des rapports de production. À partir de là, il est possible de définir cinq modes de production :

  • Le mode de production antique. Les forces productives sont artisanales et les rapports de production sont ceux du maître et de l'esclave.
  • Le mode de production féodal. Les forces productives sont agricoles et les rapports de production sont les rapports serf / seigneur à la campagne, maître / compagnon à la ville dans le système des corporations.
  • Le mode de production capitaliste. Les forces productives sont industrielles et les rapports de productions correspondent au rapport bourgeoisie / prolétariat.
  • Le mode de production socialiste. Il n'existe pas encore pour Marx mais on peut en dire qu'il doit correspondre à l'extinction progressive du rapport de classe et à une nouvelle révolution industrielle. Marx s'interdit du reste de trop anticiper sur l'avenir qui sera surtout ce qu'en feront les hommes et non ce qu'en décide le penseur.
  • Le mode de production asiatique. Marx souligne son existence mais ne développe pas son analyse. Il correspond au système des castes tel qu'il existe en Inde.

Chaque mode de production détermine les superstructures d'une société c'est à dire à la fois ses institutions mais aussi ses productions intellectuelles, mentales que Marx appelle les idéologies
Nous avons dit que l'état des forces productives détermine les rapports de production. Mais ces forces productives ne sont pas statiques. Elles évoluent ne serait-ce que par ce qu'il existe un progrès scientifique et technique. Elles vont donc nécessairement entrer un jour en contradiction avec les rapports de production et aussi les superstructures qui tendent toujours à maintenir le régime en place. Dès lors les forces productives ne peuvent plus évoluer. Elles sont bloquées. C'est cette contradiction qui explique selon Marx les crises économiques. Le seul moyen de résoudre la contradiction est de changer les rapports de production ce qui correspond exactement à ce que Marx appelle une révolution (celle-ci peut donc être pacifique comme le fut le passage du mode de production antique au mode de production féodal). Lors d'une révolution, la classe dominée (révolutionnaire) devient classe dominante. La bourgeoisie fut une authentique classe révolutionnaire lors du passage du système féodal au système capitaliste.
Pour Marx, nous vivons à l'heure des contradictions entre les forces productives du mode de production capitaliste et les rapports de production de cette société c'est à dire le régime de propriété privée des moyens de production et du profit qui est aussi pour le prolétariat le régime de l'exploitation et de l'aliénation.
Or, pour la première fois, changer les rapports de production ce sera supprimer les rapports de classe. La classe dominée est actuellement le prolétariat. C'est donc le prolétariat qui doit prendre le pouvoir. Il doit d'abord prendre le pouvoir politiquement. Cette phase est dite de " dictature du prolétariat ". Il ne faut pas se méprendre sur cette expression. Pour Marx tout État est l'instrument politique de domination d'une classe déjà économiquement dominante. Par exemple l'État actuel est l'instrument qui conforte politiquement la domination économique de la bourgeoisie. C'est donc la " dictature de la bourgeoisie ", ce qui n'exclut nullement des institutions de type démocratique.
La dictature du prolétariat est donc la phase où le prolétariat s'érige en classe politiquement dominante. Cette classe doit alors réaliser l'appropriation collective des moyens de production c'est à dire que les usines, les propriétés agricoles etc. deviennent un bien commun et non plus la propriété de quelques-uns. Durant cette étape, le mode de production est socialiste. Il fonctionne selon la formule " A chacun selon ses mérites " c'est à dire que celui qui travaille le plus doit être payé davantage. L'économie d'échange avec monnaie demeure.
Quand l'appropriation des moyens de production par la collectivité est terminée, les rapports de classe disparaissent puisque tout le monde étant dans le même rapport à l'appareil de production (celui de propriétaire) il n'existe plus qu'une seule classe sociale, celle des propriétaires collectifs. L'État, qui avait pour fonction d'assurer la domination d'une classe sur une autre n'a plus de raison d'être. Il dépérit (ce qui n'exclut bien sûr nullement l'existence de lois et d'institutions politiques) et commence l'ère du communisme où les individus gèrent ensemble le bien public et reçoivent les fruits du travail selon la formule " A chacun selon ses besoins ". Le communisme n'est plus une société d'échange mais de redistribution des biens et on peut donc abolir la monnaie. À vrai dire Marx dit peu de choses de cette société du futur car ce sera aux hommes de l'organiser.
On voit que Marx ne se contente pas d'interpréter l'histoire. Il en tire des règles d'action pour transformer le monde. La connaissance de l'histoire n'est pas une recherche purement intellectuelle mais ce qui rend possible la stratégie et la tactique d'une action politique. Toute action politique qui ne se fonde pas sur une connaissance historique est vouée à l'échec. C'est la définition marxiste de l'utopie.
Il y a chez Marx, la conception d'une histoire qui inclut la finalité sans intentionnalité. L'histoire ne poursuit pas de but mais les événements sont le produit de mécanismes dont l'historien doit dégager les lois. L'histoire va certes vers un point (le communisme) mais ne tend pas vers ce point car il n'y a pas d'intention mais une simple nécessité (un peu comme il est nécessaire qu'une pierre vouée aux lois de la pesanteur tombe, sans qu'elle en ait pour autant l'intention). Le rôle des hommes n'est pas de changer le sens de l'histoire qui est déterminé mais seulement de l'accélérer. Tel est le sens de l'action politique : aller dans le sens de l'histoire et tant mieux si ce sens est bénéfique. S'il ne l'était pas nous n'y pourrions rien.
La conception de l'histoire chez Marx montre que c'est en fin de compte la lutte des classes qui est le moteur de l'histoire ou plus exactement le mode de production. Ce mode de production détermine la conscience, les idées des hommes. C'est la qu'intervient le concept d'idéologie.

Le concept d'idéologie

Est idéologique, au sens marxiste, tout système de pensée qui a des racines socio-économiques inconscientes. Ainsi les phénomènes économiques peuvent se traduire dans les idées des hommes sans que ceux-ci le sachent. Le penseur croit développer ses pensées de façon autonome. Il croit être maître de ses pensées quand il ne fait que refléter une certaine situation historique et économique.
Il faut souligner que l'idéologie a une fonction de classe. Elle traduit, sans le savoir, les intérêts d'une classe sociale et est donc partiale. Comme les penseurs se sont longtemps recrutés dans les classes dominantes, la philosophie développe largement les intérêts de la classe dominante. En termes marxistes elle est une idéologie de classe dominante. Par exemple, le mépris de la pensée antique vis à vis de la technique au profit du savoir désintéressé ne serait que la transposition idéologique de la division de la société antique en maîtres (ceux qui disposent du loisir philosophique et pensent) et esclaves (ceux qui travaillent). En théorisant l'utile comme servile et méprisable (Aristote disait que la noblesse des mathématiques est de ne servir à rien), on ne ferait que conforter le système de l'esclavage. Il apparaît en effet dans cette idéologie que l'esclave est méprisable par son activité. L'idéologie de classe dominante conforte le système en place, se met à son service.
L'exemple de la critique marxiste de la religion nous fera mieux comprendre ce qu'est l'idéologie. La religion chrétienne ne naît pas au hasard. C'est d'abord la religion des pauvres dans le cadre de la décadence romaine. Elle est donc à ses débuts une idéologie de classe dominée. En imaginant un paradis après la mort, elle apparaît à la fois comme une protestation contre la misère réelle mais aussi bientôt comme sa légitimation (et en cela elle devient idéologie de classe dominante). En effet, en espérant un bonheur après la mort (qu'en matérialiste Marx considère comme illusoire) on ne cherche plus le bonheur sur terre. On ne cherche plus à changer l'ordre social. C'est le sens de la célèbre formule " La religion est l'opium du peuple ". Avec la religion, on fait croire au peuple que son malheur sur terre est un bien et une promesse de salut. Les Écritures insistent sur l'idée qu'une vie de souffrance est promesse de salut.
Mais il ne faut pas se méprendre sur le sens de cette analyse. Rien ne sert d'interdire autoritairement la croyance et la pratique religieuse. Pour détruire l'illusion, il faut mettre fin à un état qui a besoin d'illusions. C'est la racine de l'idéologie, sa source, c'est à dire le mode de production qui l'engendre qu'il s'agit de combattre.
Il faut bien voir que tout produit culturel n'est pas nécessairement idéologique. Marx remarque, par exemple, qu'on peut toujours admirer l'art antique alors même que la société esclavagiste n'existe plus. De même on sait combien fut ridicule et dangereuse l'interprétation stalinienne qui voulait faire de la science une idéologie et opposer à la science dite bourgeoise une science prolétarienne. Il n'en reste pas moins vrai qu'aux yeux de Marx la science a des conditions historiques d'apparition car " L'humanité ne se pose jamais que les problèmes qu'elle peut résoudre ". Lorsque surgit le problème, les conditions matérielles et intellectuelles de sa solution sont déjà, présentes.
Il faut bien voir aussi que l'action réciproque entre infrastructure économique et superstructure idéologique est complexe. Les idées aussi agissent sur le mode de production (sinon quel sens aurait la constitution d'un parti politique ?). De plus chaque type de superstructure agit dans son propre domaine : la philosophie influe sur la philosophie à venir, le droit sur le droit à venir etc. De même chaque superstructure agit sur les autres (la religion sur l'art, l'art sur la philosophie etc.). Cependant les conditions socio-économiques sont déterminantes c'est à dire qu'elles constituent l'instance prépondérante qui, en dernière analyse, modifie les autres. Ceci est si vrai que, dans une situation historique donnée, il n'y a pas de volonté collective qui s'exprime mais des efforts individuels dont chacun, pris isolément, est un hasard mais qui, en fin de compte, vont réaliser la nécessité économique. Les grands hommes eux-mêmes sont le fait du hasard. Napoléon fut le dictateur dont la République épuisée par la guerre avait besoin mais, faute de celui-ci, un autre aurait joué le même rôle et cela est si vrai que, chaque fois qu'on eut besoin d'un homme exceptionnel, on le trouva (preuve qu'il n'avait en fait rien d'exceptionnel). On retrouve donc toujours la primauté de la sphère socio-économique. Les hommes ont une petite marge de liberté mais ils n'agiraient pas de façon identique dans un autre contexte social. Ainsi le peintre Delacroix, s'il naissait aujourd'hui, peindrait dans un tout autre style et si Marx était né au XVII° s. il n'aurait pas écrit Le Capital. Mais un autre que lui aurait développé des thèses proches. Le spirituel n'a pas de réalité autonome.

Les principales œuvres.

  • La question juive (1844)
  • Critique de la philosophie du droit de Hegel (1844)
  • Manuscrits de 1844 (1844)
  • La Sainte Famille (avec Engels) (1845)
  • L'idéologie allemande (avec Engels) (1845-1846)
  • Misère de la philosophie (1847)
  • Manifeste du parti communiste (avec Engels) (1848)
  • Contribution à la critique de l'économie politique (1859)
  • Le Capital (1867-1894, les derniers tomes sont posthumes)

Index des auteurs