Les socialistes utopiques du XIX° siècle


Le familistère de Godin à Guise (Aisne)

Dans la continuation des Lumières les socialistes utopiques ont vu l'antagonisme des classes mais, ne sachant pas comment pratiquement le prolétariat peut s'émanciper, ils cherchent une solution dans la science sociale. À la lutte sociale, ils substituent leur propre ingéniosité, rêvent d'un monde idéal, fabriqué de toutes pièces, hors de l'histoire.
Ils ont certes vu que la classe ouvrière est la plus souffrante mais ils veulent améliorer les conditions matérielles de la vie pour tous les membres de la société, même les plus privilégiés, de l'humanité toute entière. Ils pensent qu'il suffit de comprendre leur système pour voir qu'il est le meilleur et vouloir le réaliser. Ils ne théorisent donc pas l'action révolutionnaire et cherchent à atteindre leur but par des moyens pacifiques à savoir la force de l'exemple, des expériences politiques (qui d'ailleurs vont toutes échouer)
Sous les détails fantaisistes, Engels souligne qu'existent dans ces théories des idées générales importantes. Marx et Engels ont retenu parmi les grands utopistes surtout Owen, Saint-Simon et Fourier.

Sommaire

Owen

Saint-Simon

Charles Fourier

Owen

1) Eléments biographiques
Robert Owen naît en 1771 au Pays de Galle. Parti de rien, il emploie 500 ouvriers alors qu'il n'a que 20 ans et devient, en 1800, grâce à un riche mariage, propriétaire d'une importante filature de coton de 1000 employés à New Lanark en Ecosse. Il en fait une usine modèle, luttant pour améliorer la condition ouvrière. Il refuse en particulier d'employer les enfants de moins de 10 ans, crée jardins d'enfants et cours du soir.
Voulant généraliser ses principes il intervient auprès du pouvoir mais perd progressivement ses soutiens politiques. Ses projets de « villages de coopération » ne parviennent pas à se réaliser et il part aux Etats-Unis en 1824. Il s'agit de mettre en place une communauté autonome de 500 à 2000 personnes avec édifices publics, cuisine, réfectoire, école, bibliothèque etc. Ce sera l'éphémère communauté de New Harmony dans l'Indiana où Owen achève d'engloutir sa fortune. La communauté disparaît en 1827.
De retour en Angleterre en 1829, il met en place un réseau de coopératives, puis un système de bourse du travail et enfin, en 1834, une union syndicale, La Grand National Consolidated Trades Union elle aussi éphémère. Face à tous ces échecs, il décide de publier sa doctrine et écrit de 1834 à 1845 le Livre du nouveau monde moral. Il participe à la naissance d'un mouvement appelé socialisme à travers plusieurs regroupements. Ce socialisme atteint son apogée vers 1840 où il touche des dizaines de milliers d'ouvriers et d'artisans dont l'enthousiasme conduira à la création de l'exploitation communautaire de Queenwood, dans le Hampshire en 1839. Son échec en 1845 entraîne l'effondrement du mouvement.
Owen continue jusqu'à la fin de sa vie de multiplier les projets de réforme sociale, harcelant les gouvernements du monde entier. Il meurt en 1858. Son influence sur les utopistes français, notamment Cabet, fut importante.

2) La pensée de Robert Owen
Robert Owen pense qu'il suffit de contempler le bien pour le faire et est hostile à toute méthode violente. Il faut une « révolution par la raison ». La méchanceté a son origine dans le jugement faux et l'origine des maux de l'espèce humaine se situe dans des connaissances inadéquates. Autrement dit, les conditions du bonheur sont d'abord données par la sortie hors de la caverne et la tâche sociale consiste à passer des ombres vers la vraie vie, vers le soleil de l'intelligible. On est ici dans une optique platonicienne.
L'homme subit le poids de l'ignorance mais aussi des circonstances.  « Des opinions fausses, la plus pernicieuse n'est-elle pas la croyance en la liberté de la volonté ? » L'homme ne se fait pas mais subit. Il est la proie de la situation, du réel  « L'homme ne forme pas lui-même son caractère, on le lui forme » Owen croit en un déterminisme mécaniste strict.  « L'homme est un être composé dont le caractère est formé de sa constitution ou de l'organisation qu'il apporte en naissant et des effets des circonstances extérieures »
Si la volonté est impuissante, l'idée de mérite s'évanouit. Le système de sanction perd sa raison d'être. S'il n'y a point de liberté, il n'y a point non plus de responsabilité. Dans l'univers d'Owen, privé de l'illusion de la liberté, tous peuvent s'accepter réciproquement et vivre en communauté. Les individus innocents se rapprochent en s'unissant sans défiance. Le tout est de déculpabiliser totalement l'être humain.
Le projet d'Owen est un projet de rationalité totale. Il faut extirper, arracher tout élément contraire à la raison. C'est un effet de la philosophie des Lumières, peut-être plus présente chez Owen que chez tous les autres penseurs socialistes. La raison, en bataille contre les préjugés, remet le monde sur sa tête. Il faut repousser le monde du maître et de l'esclave. La tyrannie est contraire à la raison mais aussi les mauvaises passions, les guerres, les crimes, la désunion etc.
Il faut une religion rationnelle qui est étrangère aux religions du monde. Les religions ont opposé les hommes, la vraie religion les unira dans l'application du savoir.  « La vraie religion consiste uniquement dans l'acquisition de la connaissance du vrai et son application à la pratique, conformément aux faits et lois de la nature humaine »
On trouve chez Owen, l'idée que les forces productives peuvent créer « une surabondance de richesse pour tous » Le travail est source de richesse et dans un système scientifiquement géré, il est facile de produire au-delà des besoins. La limitation des ressources est seulement due au profit et à l'économie égoïste.
La première tentative de réalisation de ces idées est celle de New Lanark. Owen trouve une communauté où règne vice et immoralité (ivrognerie, vol etc.) Il pense que nulle punition ni sanction ne sont fondées mais qu'il faut agir sur les circonstances. Il faut introduire de nouvelles causes pour produire de nouvelles habitudes. Il agit sur le petit groupe d'ouvriers qui lui semble le plus intelligent et s'efforce d'expliquer ses intentions. Il augmente les salaires et diminue la durée du temps de travail à 10 h. par jour. Il parvient à faire baisser le prix de la nourriture et de l'habillement pour augmenter le confort des ouvriers en baissant ses propres profits et réussit à faire de New Lanark un établissement modèle. Il institue un nouveau système d'éducation où n'existe plus de punition ni de récompense mais où il s'agit d'expliquer aux enfants les conséquences de leurs actes. Montrer les mauvaises conséquences c'est faire appel à la raison pour orienter vers le bien. Il faut suivre le plan de la nature et les enfants ne doivent pas travailler avant 12 ans.
New Lanark est une éclatante réussite. Les ouvriers deviennent des êtres normaux. Néanmoins ces ouvriers restent ses esclaves et Owen comprend que pour corriger cela il faut admettre que la propriété privée est irrationnelle : « Ces gens étaient des esclaves à ma merci toujours susceptibles à n'importe quel moment d'être congédiés et sachant que dans ce cas ils devaient tomber dans la détresse après ce bonheur limité dont il jouissait maintenant »
Le travail humain engendre une richesse supplémentaire qui échappe aux ouvriers. La population de New Lanark (2500 personnes) produit autant de valeurs que 600 000 personnes moins d'un siècle auparavant. Où est partie la différence ? Elle est aux mains des propriétaires Owen se rapproche des conceptions communistes.
Puisque le travail est objet de vol, il faut une société coopérative plus juste et morale. Il faut créer un village communautaire. Owen pense que le système fera boule de neige, que la communauté parfaite sera imitée par tous. Il réunit 800 personnes mais sans lien réel entre elles, sans visée commune. La communauté est créée le 1er mai 1825. Une anarchie totale règne dans la production. Chacun vit à sa guise sans ordre de répartition du travail. Tout est laissé à l'arbitraire des bonnes volontés individuelles. Owen veut alors un droit à la satisfaction identique des besoins mais l'effort fourni pour cela n'occupe plus la première place de ses préoccupations théoriques. La communauté se perd en vaines discussions et la paresse se généralise. A New Harmony chacun s'efforce d'exploiter son prochain le plus possible. C'est l'échec.
Owen rentre en Angleterre. Son optimisme s'oppose au principe de la lutte des classes  « Que ce soit donc la raison, la discussion saine, et non la passion, le préjugé, l'esprit partisan ou toute autre mesquinerie qui caractérisent désormais l'organe officiel et public du syndicat unifié » Il n'y a dans cette philosophie aucune conception du « négatif » creusant l'esprit d'une époque, aucun concept de la révolution. L'éclat du vrai seul doit agir.

Saint-Simon

1) Eléments biographiques
Claude-Henri de Rouvroy, comte de Saint-Simon est né le 17 octobre 1760. Sa famille prétend descendre de Charlemagne et il est le petit cousin du duc de Saint-Simon, le célèbre mémorialiste du règne de Louis XIV. Il refuse de faire sa première communion, montrant ainsi très tôt des convictions athées. Son père le fait enfermer à Saint Lazare. Libéré il lit Rousseau et d'Alembert.
Il s'engage dans l'armée du roi en 1777 et participe à la guerre américaine d'indépendance. Il est présent à la bataille de Yorktown en 1781 et est fait prisonnier par les troupes anglaises. Ce qui l'intéresse, du reste, et même le fascine est moins la politique que l'économie du Nouveau Monde. L'industrie y est déjà naissante, la religion s'est retirée. Il rentre en France en 1783 avec la signature du traité de Versailles et est mis en congé de l'armée. Il parcourt alors l'Europe, La Hollande, l'Espagne.
Il est le témoin actif de la Révolution française. Alors en Picardie, il participe à la rédaction des cahiers de doléance dans sa région. Puis il fréquente les sociétés populaires de la capitale parisienne. Il est arrêté en novembre 1793 et placé à la prison de Sainte-Pélagie pendant la Terreur car des membres de sa famille ont rejoint le camp contre-révolutionnaire, ce qui fait de lui un suspect. Il est libéré peu après le 9 thermidor an II et la chute de Robespierre. Au service du Directoire, il remplit diverses missions secrètes.
Grâce à des spéculations sur la vente des biens nationaux, il fonde une entreprise de transport et se marie en août 1801 mais divorce l'année suivante. Il demande la main de Madame de Staël… qui la refuse. En 1805, son entreprise fait faillite. Ruiné, il vit de l'aide de sa famille. A partir de 1807 il est copiste au Mont-de-piété.
En 1803, il écrit une Lettre d'un habitant de Genève à ses contemporains où il défend l'idée que les affaires publiques doivent être confiées aux scientifiques, aux artistes et aux entrepreneurs.
En 1808, il publie une Introduction aux travaux scientifiques du XIX° siècle et en 1813 Mémoire sur la science de l'homme et Théorie de la gravitation universelle.
A partir de 1814, il a pour amis puis secrétaires l'historien Augustin Thierry puis (à partir de 1817) le philosophe Auguste Comte. C'est en 1814 qu'il publie De la réorganisation de la société européenne
En 1816, il lance la revue L'industrie En 1819, il lance un périodique, Le politique et publie L'organisateur où se trouve la célèbre parabole des abeilles et des frelons. L'auteur est bientôt poursuivi par les tribunaux, accusé de subversion mais est acquitté car ses théories sont considérées comme peu sérieuses.
De 1820 à 1822, il publie plusieurs volumes d'un Système industriel. Mais ses idées ne le font pas vivre. Il est dans la misère, perd l'amitié d'Auguste Comte et tente de se suicider en 1823. Un banquier, Olinde Rodrigues, lui vient en aide, subvient à ses besoins et devient même son disciple. En 1825 paraît le Nouveau christianisme
Saint-Simon meurt le 19 mai 1825. Peu lues de son vivant, ses œuvres seront interprétées et développées notamment par Barthélémy Prosper Enfantin. Mais ceux qu'on appellera les saint-simoniens auront des idées qui s'éloigneront de celles du maître dont ils se réclament.

2) La pensée de Saint-Simon

a) l'expérience américaine
En 1779 (donc dix ans avant la Révolution Française) il part pour l'Amérique combattre pour l'indépendance des États-Unis. Il s'y passionne pour la liberté industrielle. Il comprend que la révolution américaine ouvre une nouvelle ère. Une forme de civilisation va naître : une civilisation de la production. Les États-Unis apparaissent comme un pays où le dogme religieux est éteint puisque toute religion se voit admise et qu'aucune ne domine. L'Amérique ignore les privilèges de classe, l'oppression et l'exploitation des laborieux par les oisifs. Il n'y a pas de nation fainéante vivant aux dépens de la nation travaillante. Dans l'ancien monde gouvernent les improductifs. Le poids de l'État se manifeste en Amérique avec une force moindre qu'en Europe. Dans une nation égalitaire le carcan étatique ne torture point les industriels : les Américains s'attachent au développement de l'industrie et garantissent la liberté individuelle.
Saint-Simon, en héritier des lumières veut qu'un « conseil scientifique » gère la planète. Au savoir de guider et d'administrer la communauté. Savants et artistes dirigeront la marche de l'esprit humain. Le travail se précise par contraste avec le parasitisme des oisifs « L'homme doit travailler » Le travail est une extériorisation productive dans le domaine de la création littéraire et scientifique comme dans celui de l'effort technique. À ce monde où l'homme organise et dompte le réel, soumet les choses à sa volonté, s'oppose la jouissance de l'oisif.
À partir de 1816, le concept de travail se trouve de plus en plus clairement formulé et explicité. Tout apparaît comme devant se faire par l'industrie et par conséquent pour elle. Du pouvoir savant nous passons au pouvoir industriel, à la mise en relief de la classe des industriels, seule classe utile. Les savants lui seront subordonnés. Le travail est l'essence de l'homme. « La société toute entière repose sur l'industrie ». L'industrie désigne toute production, toute relation, tout acte par lequel s'opère l'humanisation de la nature. Comme chez Marx, il faut avoir pour principe l'homme incarné dans une situation historique, l'être en tant que producteur.
Mais la méthode de Saint-Simon reste utopiste : le « gouvernement des choses » sera le produit du discours et de la persuasion. La violence est exclue de l'univers saint-simonien. Il hérite en cela de la pensée des Lumières : la société libre s'impose d'elle-même. L'ère industrielle est un nouveau moment de l'esprit qui succède au temps d'ignorance et de barbarie.

b) La parabole des abeilles et des frelons
Si le travail est premier, si l'industrie informe le monde et éduque l'homme, l'oisiveté par ruse et violence s'empare des fruits du travail. Le grand conflit de la nation travaillante et de la nation fainéante nous fournit le schème de toute lutte de classes à l'époque industrielle. Le labeur des abeilles est spolié au profit d'une armée de frelons.
Là où Marx spécifiera la relation d'exploitation sous la forme du lien entre l'ouvrier et le capitalisme, Saint-Simon creuse le thème plus général de l'interaction entre la production et la consommation non productive. L'art de gouverner est l'opération qui légitime le vol généralisé. L'industrie s'est trouvée exclue de toute participation active à l'État et à la direction du pays. La vie sociale morte et sclérosée possède toutes les commandes de la nation.
« Nous supposons que la France perde subitement ses cinquante premiers physiciens, ses cinquante premiers chimistes, ses cinquante premiers physiologistes… et les cent autres personnes de divers états non désignés, les plus capables dans les sciences, dans les beaux-arts et dans les arts et métiers (…), la nation deviendrait un corps sans âme, à l'instant où elle les perdrait » Si la France perdait le même jour officiers, ministres, conseillers d'États, nobles et autres parasites, « il n'en résulterait aucun mal politique pour l'État » Ce texte célèbre exprime non seulement le thème de la lutte des classes et du dépérissement de l'État mais aussi le credo fondé sur l'éthique du travail.
Saint-Simon pose le principe de la lutte des classes avec la plus grande netteté. L'antagonisme des classes a été, jusqu'à présent, le trait distinctif des sociétés humaines. Saint-Simon annonce le célèbre principe du Manifeste. Le conflit principal s'est noué entre nobles et producteurs.
Saint-Simon analyse la genèse historique de la lutte des classes. Le système féodalo-militaire est né au IV° siècle et se constitue définitivement au XI° siècle. La capacité industrielle a été apportée par l'affranchissement des communes. Avec les communes apparaît la propriété industrielle libérée de la puissance seigneuriale. De même le pouvoir spirituel progresse dès que les Arabes introduisent en Europe les ferments de la positivité scientifique. Or nul plan humain n'est préparé d'avance. L'Esprit (comme chez Hegel) se fait, sans se soucier des individus qui sont, au contraire, ses instruments (Ruse de la raison ?) Le glas du pouvoir féodalo-militaire a sonné. Le résultat de la lutte des classes est le suivant : l'industrie s'enrichit à force de patience et d'économie. D'abord esclave, elle est maintenant indépendante de la classe féodale qui lui est économiquement subalternisée.
Le concept de classe industrielle est ambigu. Saint-Simon tend parfois à tout homogénéiser, unifier. Mais peu à peu les textes mettront en relief les divisions au sein de la classe industrielle. Les producteurs sont divisés. La classe la plus nombreuse et la plus pauvre, celle qui n'a que le travail de ses bras, ne peut être confondue avec les chefs des travaux industriels, honorés et puissants et possédants, d'une certaine façon, le pouvoir.

c) La classe des prolétaires
1789 introduit une nouvelle problématique. Jusque là la masse du peuple, des industriels faisait corps contre l'action de la féodalité : lutte contre les privilégiés, les nobles. La Révolution accomplie, les chefs des travaux industriels ont tiré de substantiels avantages du nouveau régime. La classe des prolétaires commence alors à poindre. L'unité des producteurs a été détruite. Existe une classe qui n'a pas d'autre moyen d'existence que ses bras et dont le sort est inséparable d'un nouveau christianisme. Le projet social de Saint-Simon se situe dans une optique religieuse : théorie des fins, religion de l'humanité souffrante (ce qui n'est pas contradictoire puisque toute religion est pour lui une conception scientifique matérialisée, une application de la science). Le principe de l'amour a pour objet l'amélioration du destin de la classe des prolétaires.
Dans la Lettre à messieurs les ouvriers il écrit : « Vous êtes riches et nous sommes pauvres. Vous travaillez de la tête et nous des bras. Il résulte de ces deux différences fondamentales que nous sommes et devons être subordonnés » Le bloc se fragmente mais la classe ouvrière ne s'affirme pas sujet. Elle est subordonnée aux chefs des travaux industriels. Le véritable sens de l'égalité manqua à Saint-Simon.
Dans De l'organisation sociale (1825), apparaît la classe des prolétaires comme groupe responsable. Ils peuvent être admis comme sociétaires. Se dessine le prolétariat comme groupe éduqué.
Il existe un écart entre Saint-Simon et Marx : d'un côté le prolétariat est certes conçu comme responsable mais reconnaissant la supériorité des chefs, de l'autre une classe ouvrière sujet et non plus subordonnée. Le prolétariat n'est pas encore chez Saint-Simon la négation vivante de la société bourgeoise. L'époque ne peut encore le permettre.

d) Les classes intermédiaires
Ce sont les légistes et les métaphysiciens. Leur fonction fut médiatrice mais ils ne subsistent plus désormais que comme fossiles inutiles et parasitaires. Légistes et métaphysiciens représentaient un organe de transition destiné à ce que le système industriel ne dépérisse point sous l'action de la féodalité. S'imposait un régime assouplissant le pouvoir théologique. Ce dernier survit mais fait obstacle à l'épanouissement du régime industriel. Légistes et métaphysiciens dirigent les affaires publiques, renforcent l'État, figent le processus historique. Ce sont les bourgeois au sens général du terme. La haine pour les légistes et métaphysiciens est en fait dirigée contre l'État non administratif mais instrument de coercition. Saint-Simon critique l'État et rêve d'une société non oppressive, d'une communauté libre dégagée des chaînes gouvernementales et bureaucratiques. Il faut dissoudre l'État et la caste qui le soutient. L'État est l'obstacle essentiel. Saint-Simon annonce Marx :

  • Appareil gouvernemental et étatique représente les classes sociales dominatrices. Il incarne celles qui possèdent le pouvoir.
  • Cet État entrera en sommeil avec l'apparition d'un règne véritablement industriel. Lorsque l'anarchie économique cèdera la place à l'organisation industrielle, l'État sera dissous en tant qu'État.

Les gouvernements administrent les affaires générales dans leur intérêt au lieu de les gérer dans l'intérêt des peuples. Les gouvernants devraient jouer le rôle de délégués, de domestiques de la nation travaillante. Gouverner n'est pas un travail positif. L'État doit simplement veiller à ce qu'un processus dont il n'a pas la direction réelle se déroule sans trouble et doit par conséquent s'effacer au maximum. À la force et à la violence, à la coercition se substitue une coordination. Le passage de la forme étatique à la forme administrative est la subordination des gouvernants. Leur rôle consiste à se plier à la discipline que le réel et le peuple leur assignent. Il faut laisser la place au « gouvernement des choses » cf. Engels : « Le passage du gouvernement des hommes à une administration des choses, et à une direction des opérations de production, donc l'abolition de l'État se trouve déjà clairement énoncés ici » Ceci fait aussi de Saint-Simon un des fondateurs de la pensée anarchiste. Car ce triple pouvoir industriel, savant, artiste doit s'effacer pour que s'effectue un processus scientifique et rationnel. Le pouvoir s'autodétruit. Le seul critère d'un fonctionnement démocratique est la possibilité de répudier les institutions coercitives. Si un système politique ne tend point à réaliser l'intérêt de la masse alors il lui faut pour subsister, faire appel aux forces répressives. Mais lorsque chacun aperçoit nettement le but d'amélioration vers lequel on marche, l'appareil gouvernemental peut s'effacer le plus possible.
Un autre christianisme va s'engendrer mais sa condition première est la mort de la théologie. Le paradis dont parle Saint-Simon n'est pas celui qui se donne dans un au-delà. Saint-Simon salue la venue d'une organisation fondée sur l'amour. Il faut œuvrer pour l'amélioration du sort du prolétariat, œuvrer pour la classe la plus pauvre (et non par elle). Ce christianisme définitif annonce le bonheur terrestre. C'est un eudémonisme qui veut éliminer non les classes mais le conflit des classes, élever le monde social au bonheur.
Saint-Simon pêche par optimisme. Il élude le problème essentiel des méthodes d'action. Il reste utopiste parce que prisonnier de son époque.

Charles Fourier

1) Eléments biographiques
François-Marie-Charles Fourier est né à Besançon le 7 avril 1772 dans un milieu aisé. Il est le cousin de Joseph Fourier (auteur d'une théorie mathématique de la chaleur). Son père est marchand drapier (il décède en 1791). L'enfant entre au Collège de Besançon pour effectuer ses humanités quoique les sciences l'intéressent davantage. Il est ensuite apprenti chez différents commerçants de Lyon et de Rouen. Au printemps 1789 il entreprend un voyage de formation dans le Nord de l'Europe et se forme au négoce. Il visite les grandes villes et s'emploie dans les comptoirs de vente et institutions bancaires.
De retour en France, en 1791, Charles Fourier met en valeur l'héritage paternel en faisant le commerce des produits coloniaux. Il perd sa fortune (malencontreusement convertie en marchandises) en 1793 à Lyon, lors du siège de la ville par les troupes fidèles à la Convention (la ville s'est révoltée contre le Comité de Salut Public). Fourier est arrêté, placé en détention puis enrôlé de force dans les armées révolutionnaires. De retour en 1796 à la vie civile, il effectue un voyage à Paris et présente au Directoire un plan issu de ses observations pour réorganiser l'armée. On le renvoie poliment. De retour à Lyon, il spécule sur la vente des Biens nationaux.
Il observe la condition des ouvriers de la soie (les canuts) et réfléchit aux moyens de lutter contre la misère. Un projet de revue périodique est refusé en 1800 par le consulat. Dès 1803 une série d'articles critique le système économique dont les fondements sont selon lui le commerce et le mariage.
En 1808 il publie dans l'anonymat la Théorie des quatre mouvements et des destinées générales. L'année suivante il effectue un voyage en Suisse. Sa situation financière s'améliore en raison du décès de sa mère dont il hérite une rente viagère. Son cousin, préfet de l'Isère, Joseph Fourier, l'engage dans son administration en tant que chef de bureau du service des statistiques. La Restauration entraîne son licenciement et Fourier se retire dans une propriété familiale près de Bugey. En 1822, il publie le Traité de l'association domestique agricole et se décide à monter à Paris pour assurer la vente et la publicité de son ouvrage. Le livre est un succès. Fourier entame alors une correspondance avec Owen puis publie ses Aperçus sur les procédés industriels. Il se lance de nouveau dans le commerce mais se retrouve sans argent en mars 1825. Il quitte Paris et devient caissier dans une maison de commerce lyonnaise.
En mars 1829, est publié Le Nouveau monde industriel et sociétaire. Vivant désormais de sa plume, il attend le mécène qui financera le premier phalanstère. Il fréquente les milieux saint-simoniens. En 1832, ses disciples créent la revue Le Phalanstère où Fourier écrit de nombreux articles. Il critique en revanche la création du phalanstère de Condé-sur-Vesgre (Yvelines) qu'il considère comme une caricature de ses représentations. En 1835 il publie La fausse industrie. En 1836, son disciple Victor Considérant fonde la revue La Phalange. Fourier est malade et meurt le 10 octobre 1837. Il faudra attendre 1967, soit 130 ans après sa mort pour que paraisse Le nouveau monde amoureux. Fourier n'avait pas osé publier ce livre tant les analyses notamment sur l'harmonie sexuelle étaient hardies pour l'époque.

2) la pensée de Fourier

a) une philosophie du désir.
Charles Fourier fascina André Breton. On peut le lire comme l'envers positif de Sade (on trouve la même idée qu'il faut libérer le désir sauf que cela conduit à l'harmonie et non à la violence comme l'a cru Sade.) Cette pensée qui fait penser par certains de ses aspects à l'utopie soixante-huitarde a inspiré Marcuse.
Changer la société c'est d'abord rendre possible l'épanouissement de l'élan vital et des passions. La découverte de Fourier est celle de la science sociale dessinée à travers la loi de l'amour. L'analyse de la production n'est ici pas première. Ce qui est premier est la vision de l'harmonie universelle. Le monde à droit sens est miroir de l'accord divin. Il reflète la réalité et les lois mathématiques de l'univers. Fourier est panthéiste : l'homme, les choses, le ciel, les planètes et l'existence forment l'ordre de la nature où tout est vrai et bon. L'homme, l'univers et Dieu ne font qu'un. La chaîne cosmique permet d'étudier sous la même lumière l'ordre de la physique et l'ordre social. La découverte de Newton servira de principe d'interprétation au groupe humain : « L'attraction est le moteur de l'homme. Elle est l'agent que Dieu emploie pour mouvoir l'univers et l'homme. » L'attraction tend au luxe, à la formation des groupes et au mécanisme des passions.
Il faut partir de l'excellence de la passion. L'ordre de la morale se trouvera inversé qui raisonnait en termes de modération et de répression. Si « tout depuis les atomes jusqu'aux astres forme un tableau des passions humaines », il faut obéir aux vœux de la nature. La soumission à la loi, la contrainte de la pulsion amoureuse par l'interdit ne font que symboliser le monde à l'envers et son ignorance du pivot fondamental de l'existence, l'attraction passionnée. La passion ne s'inscrit pas chez Fourier dans une lecture immoraliste du réel et le cri « développer au lieu de réprimer » n'est pas celui de Calliclès dans le Gorgias de Platon. Fruit de l'harmonie, la passion est en elle-même parfaite. Seuls son essor et son actualisation peuvent appartenir au domaine de la corruption. Dans l'association future toute passion parviendra à une extériorisation facile et intégrée. Le règne du désir sera la voie morale naturelle et authentique.
Fourier distingue douze passions : cinq sensuelles (cinq sens), quatre affectueuses (amitié, ambition, amour et familisme c'est-à-dire passion familiale) et trois mécanisantes. Les passions mécanisantes sont :

  • La papillonne c'est-à-dire le besoin de variété périodique. Besoin d'alternance, elle est l'outil même du travail attrayant. Passion composée par excellence, elle harmonise les passions.
  • La composite, plaisir dualisé, réunit bonheur des sens et de l'âme.
  • La cabaliste est la manie d'intrigue, aux antipodes du « calme plat » et ennuyeux de l'éthique traditionnelle, morne soumission de l'élan du désir à l'impératif et à la loi.

La Morale répressive et l'essor harmonique sont deux chemins opposés : celui de la civilisation et celui de l'ordre divin.
Fourier pense que l'humanité est au cinquième stade de son histoire. Elle a connu successivement l'Eden, la Sauvagerie, le Patriarcat, la Barbarie (qui correspond au début du capitalisme). L'époque contemporaine est celle de la civilisation c'est-à-dire du capitalisme en plein essor. L'étape suivante sera celle de l'Harmonie ou Ordre sociétaire ou ordre combiné.

b) Critique de la civilisation 
Fourier appréhende la civilisation à travers le pilier du commerce. Il est surtout sensible aux crimes de ce dernier. Il critique l'ambition et la frénésie de la concurrence.
Mais en même temps chaque période sociale est avancée vers la supérieure. La civilisation prépare donc l'entrée en régime sociétaire et harmonieux. Elle crée les éléments de l'existence libérée. Grande industrie, sciences et arts progressent. Il manque évidemment aux analyses de Fourier l'examen du Capital. Le système commercial lèse doublement la société en la privant de bras productifs et en engendrant les méfaits de la concurrence (opposée à l'harmonie). La défense de la concurrence aboutit au monopole. L'opposition concurrence-monopole est vaine. L'une engendre l'autre. Le commerce est donc le terrain où s'engendre le mal moral. Y pullulent vices, désordres, anarchie, incohérence. Quant à l'industrie, elle implique, elle aussi, un cercle vicieux. Fourier est aux antipodes de Saint-Simon et de sa confiance en l'essor de la technique et de la production. L'abondance industrielle voue le producteur à la pauvreté. Travailleurs et prolétaires ne profitent à aucun moment du fruit de leur labeur. L'excès de misère jaillit de la richesse. On assiste à l'envahissement par le pouvoir financier. Ce système s'oppose directement à ce que Fourier considère comme le moteur de toute activité humaine, la satisfaction du désir.
Le signe de cette décadence est l'avilissement des femmes. « En thèse générale, les progrès sociaux… s'opèrent en raison du progrès des femmes vers la liberté, et les décadences d'ordre social s'opèrent en raison du décroissement de la liberté des femmes. ». Fourier décrit ainsi la condition féminine : « peut-on voir une ombre de justice dans le sort qui leur est dévolu ? »
Le groupe familial est immoral. Le ménage isolé et permanent n'est rien d'autre que fils de Hasard et d'Ennui. A papillone et manie de variété, à composite (besoin des âmes et corps) s'oppose la pesanteur de la vie de ménage. Le mariage est égoïsme. « L'amour n'a donc en civilisation aucun essor libre puisqu'il n'a que celui de mariage »
Fourier critique aussi la souveraineté populaire : une formule vide, pure apparence d'un système autoritaire où l'argent gouverne, possède le pouvoir de coercition ultime. A ses yeux la Révolution française a échoué car elle s'est attaquée au problème social sans poser comme centrale la question des passions.
La formule de Fourier est « à chacun selon ses désirs »

c) Le monde harmonien.
Harmonie se fondera non point sur la dictée de la raison mais sur la passion divine et le culte d'Éros. Fourier prône une néo-religion érotique, un culte unifié par l'amour. Il faut une liberté composée convergente.

  • Séries et groupes : toute la nature est soumise au régime de série. À l'atomisation civilisée s'oppose la série passionnelle : « Une série passionnelle est une ligue, une affiliation de diverses petites corporations ou groupes, dont chacun exerce quelque espèce d'une passion qui devient passion de genre pour la série toute entière » Fourier croit découvrir entre les passions des rapports analogues à ceux qui existent entre les termes des proportions mathématiques. La société parfaite est le produit d'un calcul mathématique et non de la lutte des classes. Il peut donc former des séries de groupes d'individus comme on forme des séries mathématiques, trouver un ordre des caractères et des goûts. Chacun doit avoir la possibilité d'avoir des activités qui répondent à ses goûts.
  • Les phalanstères : elles consistent en l'association des 810 caractères différents des deux sexes (soit 1620) qui représentent l'âme humaine intégrale. Si chaque individu possède le fonds commun des douze passions primitives, la proportion et répartition sont singulières. Dans le phalanstère règnera la liberté attractive. Chaque série décidera du travail. Chacun pourra varier ses activités (30 au moins pour chaque individu) et pratiquera cinq ou six métiers par jour. Tous accèderont à la propriété puisque la phalange est association, possession collective. Il s'agit d'une association de production et de consommation fondée sur la copropriété et la cogestion. 7/8° de la population sont des cultivateurs et des artisans et le 1/8° restant correspond aux artistes et savants. La laideur urbaine ou villageoise cèdera place au Palais de la collectivité. Des rues-galeries permettront l'échange et une vie à la fois collective et particulière. Il imagine une architecture en forme d'étoile avec des galeries marchandes couvertes, des salles à manger, une bibliothèque, un temple, un lieu harmonieux et sans barrière où tous circulent en quête de travail attrayant et d'Éros. La polygamie est étendue à tous mais tout est réglé au préalable, jusqu'à la façon de s'habiller. Les phalanstères composent plusieurs phalanges, qui toutes réunies en une fédération mondiale donnent l'Harmonie
  • L'éducation doit faire éclore vocations multiples et infinies. Elle sera une éducation collective. Les enfants seront élevés sans contrainte, sans distinction forcée de classe ou de sexe. Fourier anticipe sur Freud. Il s'attaque à l'éducation privée subordonnée à l'intériorisation des interdits à travers l'autorité paternelle. Il faut neutraliser l'influence des pères. La fonction paternelle doit se métamorphoser et l'exercice autoritaire s'évanouir. L'enfant sera libre et orienté par l'enthousiasme, la passion et l'attraction universelle.

Les hommes ne sont pas encore dignes d'atteindre ce nouveau monde amoureux. On ne peut espérer y accéder qu'à travers une persévérance dialectique. Pourtant dès maintenant l'individu pressent sa vocation à la liberté. Le penchant universel à la polygamie, la mathématique des passions nous indique ce que sera l'insurrection de Nature contre Loi. Nul désir ne sera entravé. Éros devient principe de fraternité, de réciprocité sociale. Polygamie et cumul d'amour réaliseront le rêve ancestral de l'union qui répondra au code divin de l'harmonie des sphères.
Le problème est de réaliser ce nouvel ordre. Fourier n'envisage pas un seul instant une révolte, une quelconque réaction des passions contre l'oppression. Mieux, il est clair que la répression politique est une absolue nécessité en civilisation car les passions opprimées ne peuvent produire en se libérant que du mal (c'est leur oppression qui en est la cause). Une libération de passions d'abord réprimées est destructrice et non productive. Une révolution populaire est donc impossible. Les révoltes du peuple sont irraisonnées. Ce n'est pas le peuple mais la nature contrariée qui s'exprime dans les révolutions. Elles sont la conséquence d'un état de tension permanent de l'homme avec lui-même. Mais alors il ne reste plus qu'une possibilité : s'en remettre à la volonté politique des puissants, des riches. La phalange devra son existence à quelque bonne volonté particulière, à un souverain ou un particulier opulent. Puis elle gagnera de proche en proche tout le globe, uni en une vaste fédération. Fourier, toute sa vie, cherchera auprès des puissants les moyens de lancer l'expérience inaugurale de l'Harmonie. Fourier n'est pas un penseur révolutionnaire. Son projet n'est pas fondé sur une revendication sociale.
Dans le détail, les vues de Fourier portent parfois à sourire. Il préconisa par exemple de confier les taches d'ébouage aux enfants qui adorent manipuler les immondices. Il croit aussi que la médecine doit prolonger la vie et qu'en harmonie les hommes vivront jusqu'à 144 ans (douze fois douze), l'ordre harmonien durera 35 000 ans et avec l'évolution un cinquième membre poussera sur les êtres humains qui les rendra aptes à résister à l'environnement. Fourier s'intéresse à la force motrice des baleines mais parle aussi de navigation aérienne, de transmission des nouvelles par réseaux astraux. Signalons que Jules Verne fut fouriériste.
André Breton écrivit une Ode à Charles Fourier dont voici quelques lignes :
« Indigence fourberie oppression carnage ce sont toujours les mêmes maux dont tu as marqué la civilisation au fer rouge.
Fourier on s'est moqué mais il faudra bien qu'on tâte un jour bon gré mal gré de ton remède »


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