Tout pouvoir est-il nécessairement répressif ?


Sommaire

Index des sujets

Analyse du sujet

Les mots du sujet

Les deux mots à souligner ici sont "pouvoir" et "répressif"
Pouvoir : ce mot se dit en deux sens :

C'est le second sens qui nous intéresse. Ce qui caractérise le pouvoir est le fait d'imposer des règles. Il exerce une pression morale (obligation) ou matérielle. Tout groupe qui exerce une pression et par conséquent une contrainte est un pouvoir et donc tout pouvoir est par définition contraignant (ce qui ne constitue donc pas le problème à examiner).
Il existe des pouvoirs un peu partout, dans l'usine, dans la famille, dans l'école etc., qui imposent des devoirs de la part de ceux à qui il s'impose. Il faut cependant distinguer les micro-pouvoirs du pouvoir politique :

Si le pouvoir politique énonce la loi, les micro-pouvoirs énoncent des normes. Le pouvoir politique est juridique quand les micro-pouvoirs utilisent des techniques.

Répression : il ne faut pas confondre répression et oppression, ni répression et contrainte. Nous avons dit que tout pouvoir impose des contraintes. Or, il se peut que certains refusent ces règles et mettent en question le pouvoir. C'est, selon les cas, la résistance (contre les micro-pouvoirs) ou la révolution (contre le pouvoir politique) ou plus généralement le non-respect de la loi (crimes, délits, infractions etc.). Mais il ne suffit pas qu'il y ait délit, résistance ou révolution pour qu'il y ait répression, il faut en plus que le pouvoir réagisse, qu'il se défende, que, face à la violation des règles qu'il a imposées, il punisse celui qui en est l'auteur de façon à rétablir sa loi. La répression a donc deux conditions :

Il ne faut pas confondre répression et oppression. Par exemple, interdire la formation des syndicats est une oppression car ici la contrainte porte atteinte aux libertés. Mais si tout le monde respecte cette interdiction, il y a oppression et non répression. Inversement il peut y avoir répression sans oppression : le fait d'interdire le meurtre n'est pas, on en conviendra, une oppression puisqu'il ne s'agit pas d'une atteinte aux libertés fondamentales. Mais si quelqu'un qui est coupable de meurtre est arrêté et condamné, il y a bien répression. Répression et oppression ne coïncident que dans le cas où quelqu'un est puni pour avoir enfreint une loi qui porte atteinte à la liberté. Dans l'oppression, une violence s'exerce indistinctement sur tous les individus, fussent-ils les plus obéissants alors que dans la répression la violence s'exerce uniquement sur celui qui a enfreint la loi et il s'agit donc d'une violence contre une violence.
Il ne faut pas non plus confondre répression et contrainte car si la répression est toujours une contrainte, une contrainte n'est pas nécessairement une répression. Le fait d'interdire de tuer est une contrainte mais non une répression dans la mesure où je respecte la loi (la contrainte).

Le sens du problème

Les deux mots à entourer sont "nécessairement" et "tout".
Nécessaire signifie ce qui ne peut pas ne pas être (attention à la double négation). Dire que le pouvoir est nécessairement répressif, c'est dire qu'il ne saurait ne pas l'être, qu'il serait dans la nature même du pouvoir d'être répressif et qu'on ne peut concevoir une forme de pouvoir qui ne le soit pas. On ne demande pas si le pouvoir est répressif (il est évident que certains pouvoirs le sont) mais si tout pouvoir l'est. Il s'agit donc de prendre en compte tous les pouvoirs possibles. Il ne suffit même pas, pour répondre affirmativement à la question, de montrer que tous les pouvoirs existant ou ayant existé sont ou ont été répressifs. Il faudrait pour cela montrer que tous les pouvoirs concevables, pensables le sont. Par conséquent si je peux penser ne serait-ce qu'un seul pouvoir (même n'ayant pas existé) qui ne soit pas répressif, la réponse à la question sera négative. En revanche si je peux montrer que la notion même de pouvoir implique par sa nature la répression alors je pourrais répondre affirmativement à la question.

Présupposé de la question

Il est présupposé que certains pouvoirs sont répressifs sinon on ne demanderait pas s'ils le sont tous nécessairement.

Réponse spontanée

Elle est affirmative. On a l'impression que tout pouvoir réprime parce qu'on voit mal ce que serait un pouvoir qui ne réagirait pas à la désobéissance (serait-ce encore un pouvoir ?) et qu'on a du mal à imaginer un pouvoir auquel tout le monde obéirait, ce qui rendrait la répression inutile.

Plan rédigé

I La fonction répressive du pouvoir.

Beaucoup de sociétés disposent d'un organe propre de décision que l'on appelle le pouvoir politique. Or, si l'on se demande pourquoi cet organe existe, on peut penser qu'il a pour fonction même de réprimer.

1) Les conditions de la répression.
Tout pouvoir impose des règles, avons-nous dit. À quelles conditions y a-t-il répression ? On peut en distinguer deux, toutes deux nécessaires :

On remarquera qu'il ne faut pas confondre l'oppression et la répression. Un pouvoir oppressif est un pouvoir qui rend esclave ses sujets, qui leur fait violence même si ceux-ci sont obéissants. Un pouvoir oppressif exerce une violence première envers ceux sur qui il s'exerce. L'oppression concerne tous les sujets. La répression, au contraire, ne concerne que ceux qui désobéissent. Elle est une violence seconde réagissant à une violence première.

2) La nature répressive du pouvoir.
On a pu penser que le rôle même du pouvoir était la répression. Si l'homme est le seul être qui se donne des règles, il est aussi celui qui les transgresse. La transgression est une donnée humaine liée à l'interdit. N'est-ce pas le rôle même du pouvoir que de punir la transgression de manière suffisamment forte pour qu'existe la dissuasion, pour que la crainte du châtiment fasse hésiter le criminel ? Le pouvoir serait alors répressif pour permettre la sécurité de tous.
C'est tout au moins ce que pense Hobbes. Il envisage ce que serait l'humanité sans société, sans l'existence de lois et d'un pouvoir pour les faire appliquer. Bref, il envisage ce que serait l'homme à l'état de nature. " A l'état de nature, l'homme est un loup pour l'homme. " L'homme est naturellement violent. Livrés à eux-mêmes, les hommes s'entredéchirent, se tuent. C'est l'état de guerre permanent. La sécurité n'est pas assurée. L'existence même de l'espèce humaine est en péril. À force de s'entretuer, les hommes vont disparaître de la surface de la terre. La survie de l'espèce va donc imposer le recours à un pouvoir politique. Les hommes pour assurer leur sécurité et leur survie vont décider par un contrat de se soumettre à un chef. Ils vont donc, en même temps que la société, créer le pouvoir politique. Celui-ci va imposer la paix et la sécurité par la loi et sanctionnera le crime. Son rôle est essentiellement répressif. Il est créé pour cela. Il permettra ainsi aux hommes de vivre en bonne entente et, de ce point de vue, le despotisme lui-même est préférable à l'absence de pouvoir dans la mesure où, grâce à lui, les hommes cessent de se faire la guerre.
Bien entendu la thèse de Hobbes suppose de se référer à un état de nature où les hommes sont naturellement violents, ce qui est discutable. Il n'en reste pas moins vrai que tout pouvoir impose des règles et réprime celui qui ne les respecte pas. Les hommes ne sont pas des saints. Éric Weil soulignait qu'il n'y a pas de police au paradis, mais nous ne vivons pas au paradis. N'est-il pas légitime que face à la violence des hommes, le pouvoir rétablisse le droit par une violence qui, pour reprendre le mot de Max Weber est une violence légitime dont il a le monopole. Comme le montre Hegel, le pouvoir instaure un droit valable pour tous dans la mesure où chacun est soumis à la loi. Mais le droit est susceptible d'être violé. Le crime est la violation du droit. Or, dit Hegel, cette violation exige le châtiment, la sanction (et donc la répression). Il ne s'agit pas de moraliser la peine (du reste la morale ne parle pas de crime mais de mal) mais de dire que la peine est nécessaire pour rétablir le droit. Le crime est la négativité première qui détruit le droit. La peine est négation de cette négation. La sanction fait partie du droit : il s'agit du droit du criminel. Le criminel a le droit d'être puni et c'est même lui faire l'honneur, en ne l'excluant pas totalement de la sphère du droit, de le considérer comme un être doué de raison, libre, responsable de ses actes.
De ce point de vue donc, le pouvoir se doit d'être répressif. C'est par une sorte de légitime défense que le pouvoir se doit de réprimer.
Il semble donc bien que le pouvoir politique soit toujours répressif. Nous ne devons pas nous étonner qu'à côté des pouvoirs législatif et exécutif existe le pouvoir judiciaire dont la fonction est la répression. L'État a bien le monopole de la violence légitime.
Mais le pouvoir ne fait-il que réprimer la délinquance ou le crime ? Ne va-t-il pas plus loin dans son entreprise de répression ?

3) Pouvoir et lutte des classes.
Marx et Engels remarquent que le pouvoir politique n'est pas un fait qui accompagne inévitablement tous les groupements d'hommes vivant en société. Il existe des sociétés sans État, c'est à dire des sociétés dans lesquelles n'existe pas, à proprement parler, d'appropriation du pouvoir par quelques-uns uns, ni mise en œuvre d'appareils répressifs en vue de contraindre les autres. Lénine précise que l'État suppose " un appareil dégagé de la société et composé d'un groupe d'hommes s'occupant exclusivement ou presque exclusivement de gouverner. Les hommes se divisent en gouvernés et en spécialistes de l'art de gouverner qui se placent au-dessus de la société. " Mais l'affirmer ne suffit pas. Le pouvoir politique est une institution et a donc, comme l'idéologie, des racines socio-économiques. S'il y a division entre gouvernants et gouvernés, c'est qu'il y a une société divisée au plan économique entre exploiteurs et exploités. Autrement dit le pouvoir politique est le symptôme des contradictions sociales, du fait qu'une classe s'est organisée en classe dominante. L'État n'est pas une idée morale mais le produit de l'histoire et n'a fonctionné dans l'histoire que comme le moyen pour la classe dominante de se maintenir au pouvoir et d'assurer sa domination. L'État est donc l'instrument politique de la classe dominante à laquelle il donne de formidables moyens de coercition (et donc de répression), car " on ne saurait obliger la majeure partie de la société à travailler pour l'autre sans appareil coercitif permanent " (Lénine).
Dès lors le rôle du pouvoir politique n'est pas tant de réprimer le crime (même s'il le fait aussi) puisqu'il existe des sociétés sans pouvoir politique où le crime est cependant réprimé, mais de réprimer tout ce qui mettrait en péril un certain ordre social et économique. Par exemple, le pouvoir féodal avait pour but de maintenir la division serf / seigneur et de réprimer tout ce qui mettrait cette division en péril. Quant à l'État actuel, il aurait pour but de maintenir le régime capitaliste et de réprimer tout ce qui menacerait ce système. On pourrait ici citer de nombreux exemples : les massacres de juin 1848, ceux qui suivirent la Commune de Paris, le dimanche sanglant de mai 1905 à Petrograd, Charonne etc. Chaque fois que le système est en péril, le pouvoir politique réplique par la répression, parce qu'il est là pour cela : c'est sa fonction même.
Il semble bien que tout pouvoir au moins politique soit répressif. Cependant, nous avons dit qu'il y a répression là où il y a désobéissance à la règle et sanction. Ne peut-on envisager des situations où l'une au moins de ces deux conditions n'existerait pas, sinon dans le domaine des pouvoirs ayant existé, au moins dans celui des pouvoirs concevables, imaginables ?

II Les utopies de la non-répression.

Envisageons donc une société où n'existerait pas les conditions de la répression.

1) Première hypothèse : la loi est enfreinte, le pouvoir ne sanctionne pas.
La loi est violée et aucune sanction n'est appliquée. Le pouvoir n'est pas répressif. Mais que serait un pouvoir qui ne sanctionnerait pas le contrevenant à ses règles ? Pourquoi imposer des lois si chacun peut les violer sans souci ? Ce serait vain et un pouvoir incapable de riposter par la sanction n'est plus un pouvoir. Il ne contraint plus personne, ne domine plus. Le délit ridiculise le pouvoir, le met en péril. À partir d'un certain seuil de désobéissance impunie une loi tombe en désuétude. Si un pouvoir qui ne réprime pas n'est plus un pouvoir, nous n'avons donc pas trouvé un exemple de pouvoir non répressif.

2) Deuxième hypothèse : la désobéissance n'existe pas.
Cette hypothèse est bien plus intéressante que la première. Peut-on envisager une société où il existe bien un pouvoir, un groupe qui impose bien des lois à un autre groupe, et où personne ne désobéirait ? Nous aurions alors bien découvert un pouvoir (puisqu'il impose des règles) non répressif (puisqu'il n'a aucune infraction à sanctionner). Mais à quelles conditions les hommes seront-ils obéissants ?

a) Première solution : la cité parfaite.
Les hommes, conscients de l'utilité de la loi, obéissent. Rêvons un peu et imaginons une société d'hommes tous convaincus de l'inutilité et même du caractère nuisible de la violence ! Imaginons une société où il n'y aurait que des gens heureux ! Nul désir de tuer, de voler, d'accomplir quelque délit que ce soit ne les effleurent. Ils respectent tous volontairement les lois. Nulle répression n'est dès lors nécessaire et le pouvoir se contente d'instituer des règles justes et raisonnables que tous s'empressent de respecter immédiatement. Un certain nombre de théoriciens, convaincus de l'existence de racines sociales à l'origine de la délinquance se sont efforcés de construire des cités parfaites où les causes des délits (misère, pauvreté, solitude etc.) n'existeraient plus et où, par conséquent, nul crime ne serait plus possible. La société serait tellement bien agencée que tous se convaincraient aisément de son bien fondé, de sa contribution au bonheur humain et nul n'aurait même l'idée de commettre quelque délit qui compromettrait ce bonheur ou qui remettrait en cause une organisation aussi parfaite.
Les penseurs de ce genre d'utopie n'ont pas manqué dans l'histoire. Le premier est d'ailleurs Platon qui construit une république où tout est harmonieux et bien agencé. Aux yeux de Platon "nul n'est méchant volontairement." Celui qui recourt à la violence est un ignorant et le criminel fait sans le savoir son propre malheur. On ne peut être heureux que si l'on respecte la raison et par conséquent des lois raisonnables. Mais il ne saurait y avoir d'hommes raisonnables sans société raisonnable. Ainsi la cité parfaite, la cité juste, sera celle aussi où les hommes seront justes c'est à dire où chacun sera à sa place et exercera sa tâche. Nul n'essaiera de transgresser l'harmonie sociale puisque tous seront contents de leur sort et auront conscience de vivre dans la meilleure cité possible. Dans une telle société la désobéissance (et donc la répression) n'existe pas. Le pouvoir politique (exercé par les philosophes rois) n'est pas répressif. C'est un pouvoir exercé par des sages, des hommes raisonnables qui n'exercent pas, par conséquent, la violence (la répression).
Le modèle platonicien n'est pas le seul modèle possible de société où le pouvoir serait non répressif. On a pu imaginer d'autres sociétés fondées sur le bonheur individuel de telle sorte que nul ne songe à se révolter. On peut songer aux thèses de Babeuf, des socialistes utopiques comme Fourier. Tous rêvent d'une société harmonieuse.
Enfin, on pourrait envisager une société où tous seraient non seulement heureux mais aussi sages. Imaginons une société où n'existent que des hommes raisonnables qui, s'assemblant ensemble, se donnent des lois justes. Ici encore, ils seraient tous d'accord pour les suivre. Il n'y aurait nulle désobéissance et donc nulle répression. Ce serait une sorte de démocratie idéale. Une telle utopie existe chez un auteur de science-fiction, Van Vogt, dans le cycle des Ã. Il imagine une société idéale installée sur Vénus où ne vivent que des gens raisonnables (ils sont sélectionnés pour cela) et où la police n'a plus lieu d'exister.
Avons-nous donc découvert ce pouvoir non répressif que nous cherchons ? Ce n'est en fait nullement le cas. Nous sommes ici dans l'hypothèse des penseurs utopistes mais une des caractéristiques de l'utopie est qu'il n'y existe pas de pouvoir à proprement parler : l'utopie participe d'un refus de tout ordre proprement politique et est incompatible avec la notion même d'un pouvoir constitué. Ainsi, dans aucune utopie on ne rencontre d'institutions proprement politiques. Tout au plus y trouvent-on des magistrats qui s'emploient à gérer la production, à surveiller l'éducation des jeunes gens, à organiser les fêtes etc. Aucune instance ne détient l'autorité souveraine c'est à dire le pouvoir de faire des lois, de modifier celles qui existent et de les faire exécuter. Une telle autorité ne servirait d'ailleurs à rien parce que dans l'utopie les lois existent pour toute éternité, ne sont pas amendables puisqu'elles sont parfaites. Les utopies n'ont pas besoin de pouvoir mais seulement d'une administration. Ces sociétés sans répression sont aussi des sociétés sans pouvoir.
Quant à l'ultra démocratie envisagée par Van Vogt, il s'agit d'une société sans État c'est à dire sans pouvoir. Des hommes raisonnables se conduisent selon la raison sans qu'on le leur dise. Il n'est pas besoin de leur imposer des lois à respecter : la loi est en eux. Nous n'avons pas trouvé un pouvoir non répressif.

b) Deuxième solution : l'ultra totalitarisme.
Nous avons considéré les cités heureuses, celles où les lois sont bonnes et où on les respecte pour leur utilité. Nous allons continuer à rêver mais cette fois le rêve est un cauchemar. Ne peut-on envisager un pouvoir tellement oppressif que plus personne n'oserait voire n'envisagerait de désobéir ? Dans une telle perspective, il y aurait bien un pouvoir (contrairement aux utopies précédemment décrites) mais existerait l'oppression et non la répression. Nous envisageons donc un totalitarisme parfait.
Un tel régime a été décrit par Orwell dans son roman 1984. Il imagine un État où le pouvoir s'est donné pour unique but de conserver son pouvoir et où tout est envisagé en ce sens. Il s'agit de régenter non seulement le comportement des sujets mais aussi leur conscience. Ainsi, un nouveau délit est créé : le crime contre la pensée. Quiconque pensera contre le pouvoir sera un criminel. Pour cela, on contrôlera les faits et gestes de tous au moyen du redoutable "télécran", cet appareil qui permet au pouvoir de voir les faits et gestes de chacun y compris dans l'intimité de leur foyer. Le régime que décrit ainsi Orwell utilise encore la répression : quiconque a ne serait-ce qu'une attitude suspecte est arrêté et ramené dans le droit chemin. Cependant le régime de 1984 est en train d'inventer un moyen qui rendra bientôt cette répression inutile. Ce moyen est la novlangue. On sait qu'il n'y a pas de pensée sans langage, qu'on ne peut concevoir une idée quelconque si on n'a pas de support linguistique. Imaginons une langue où les mots "désobéissance", "révolte", "liberté" n'existent plus rendant l'idée même de la désobéissance, de la révolte ou de la liberté impossibles : voilà l'arme redoutable dont compte se servir le pouvoir ! La désobéissance n'existera plus et la répression ne sera plus nécessaire.
On peut rapprocher cet exemple de la description que fait Aldous Huxley de son "meilleur des mondes". Le conditionnement dès la naissance des individus a pour but de les persuader que tout est pour le mieux et de les rendre heureux de leur sort. Eux non plus, par conséquent, ne chercheront pas à se révolter et le pouvoir n'aura plus besoin de réprimer.
Il apparaît à la lumière de cette analyse qu'un pouvoir parfait ne serait pas répressif. C'est parce qu'il y a des failles en lui que le pouvoir recourt à la répression. Le totalitarisme parfait n'en a plus besoin. Ainsi, tout pouvoir n'est pas répressif : la perfection du pouvoir est de ne plus l'être.
On peut envisager un pouvoir non répressif. Certes nous sommes ici encore dans une utopie mais Orwell et Huxley ont le mérite de nous montrer que le pouvoir dispose d'autres instruments que la répression pour s'affirmer. Il nous reste maintenant à examiner quels sont ces moyens.

III Pouvoir répressif et pouvoir non-répressif.

1) Le concept d'hégémonie.
Nous avions dit précédemment que l'analyse marxiste développait la théorie du caractère répressif de l'État. Mais certains penseurs marxistes, en développant l'analyse de l'État capitaliste, ont montré que le pouvoir utilisait d'autres instruments que la répression. Gramsci, par exemple, écrit :" En politique, l'erreur provient d'une compréhension inexacte de l'État dans son sens intégral : dictature + hégémonie. " Autrement dit, la bourgeoisie capitaliste exerce sa dictature non seulement au moyen de la répression à travers l'appareil policier, judiciaire etc., mais encore au moyen de son hégémonie (domination idéologique) par laquelle elle neutralise tout un ensemble de forces révolutionnaires. Ainsi le pouvoir ne se contente pas de réprimer l'adversaire de classe par la force. Il cherche aussi à obtenir un consensus général par la persuasion. Il s'agit de persuader les masses d'obéir de façon à asseoir sa domination. Dés lors si le prolétariat veut se libérer, prendre le pouvoir signifie pour lui non seulement réprimer l'adversaire de classe mais aussi obtenir l'accord des masses en supprimant l'idéologie bourgeoise. Voilà pourquoi le prolétariat a besoin des intellectuels (pour briser l'idéologie dominante) et aura besoin d'éduquer les masses pour leur faire prendre conscience de l'idéologie qui les domine.
Ainsi le pouvoir n'est pas seulement répressif mais il est aussi hégémonique. Althusser va prolonger cette analyse en montrant que l'aspect répressif et l'aspect hégémonique relèvent d'appareils (de pouvoirs) distincts.

2) Appareils répressifs d'État et appareils idéologiques d'État.
Certes, montre Althusser, le pouvoir politique est répressif et il existe des appareils répressifs d'État. Cependant si le pouvoir n'utilisait que ce moyen pour se maintenir il ne resterait pas longtemps. Après tout, les exploités sont plus nombreux et donc plus forts. Le pouvoir utilise donc d'autres moyens pour assurer sa domination, d'autres appareils qu'Althusser appelle les appareils idéologiques d'État.
Les appareils répressifs d'État (ARE) comportent le gouvernement, l'administration, l'armée, la police, les tribunaux, les prisons etc.
Les appareils idéologiques d'État ( AIE) sont les suivants : l'AIE religieux (les différentes églises), l'AIE scolaire (le système des écoles publiques et privées), l'AIE familial, l'AIE juridique (le droit), l'AIE politique (les partis), l'AIE syndical, l'AIE de l'information (presse, radio, télévision etc.), l'AIE culturel (Lettres, beaux-arts, sports etc.).
S'il n'existe qu'un ARE (le pouvoir politique), il existe une multitude d'AIE. Si l'appareil répressif d'état appartient tout entier au domaine public, les appareils idéologiques d'état relèvent du domaine privé. Privés sont en effet les églises, les partis, les syndicats, les familles, certaines écoles, la plupart des journaux et entreprises culturelles. L'ARE fonctionne à la violence, les AIE fonctionnent à l'idéologie.
Le pouvoir politique n'est en effet pas le seul pouvoir mais il existe aussi des micro-pouvoirs c'est à dire des groupes qui vont exercer un pouvoir sur leurs membres et aussi sur la société toute entière. Ce sont les AIE. Il s'agit de pouvoirs idéologiques.
Est-ce à dire que nous avons trouvé des pouvoirs non répressifs ? Pas tout à fait ! Comme le remarque Althusser, tout pouvoir est à la fois répressif et idéologique mais l'ARE fonctionne de façon massivement prévalente à la répression tout en fonctionnant secondairement à l'idéologie (par exemple l'armée et la police fonctionnent à l'idéologie pour assurer leur cohésion et diffusent des valeurs à l'extérieur : l'ordre, la sécurité etc.). Les AIE, au contraire, fonctionnent de façon massivement prévalente à l'idéologie et de façon secondaire à la répression. Les AIE utilisent bien la répression : par exemple les Écoles et les Églises "dressent" par des méthodes de sanction, d'exclusion leurs officiants et leurs ouailles. Il ne s'agit donc pas de pouvoirs non répressifs. Néanmoins la répression n'est pas ici dominante. Les AIE utilisent la répression parce qu'une classe ne peut se maintenir au pouvoir sans utiliser l'arme idéologique.
Chacun des AIE fonctionne selon ses propres modalités. Par exemple, l'AIE d'information gave les citoyens de nationalisme, de libéralisme etc., l'appareil culturel dispense le chauvinisme (exemple du sport), l'appareil religieux dit de s'aimer les uns les autres etc. Selon Althusser l'AIE dominant autrefois était l'Église. Aujourd'hui, c'est l'école. Elle enseignera non seulement des techniques, des savoir-faire mais aussi les règles du bon usage que chacun doit avoir dans son poste pour que le capitalisme demeure. On enseignera aux futurs ouvriers la conscience professionnelle et aux futurs cadres comment bien commander.
Ainsi, si le pouvoir politique est surtout répressif, les autres pouvoirs sont davantage idéologiques. L'idéologie est un moyen plus subtil (parce qu'inconscient) et donc plus efficace d'assurer le maintien en place du pouvoir.

3) Pouvoirs répressifs et pouvoirs productifs.
Nous avons mis en évidence avec l'analyse d'Althusser l'existence d'autres pouvoirs que le pouvoir politique. Ces pouvoirs, Foucault les appelle micro-pouvoirs Ils se situent à différents niveaux : pouvoir de certains individus sur d'autres (parents, professeurs, médecins etc.), pouvoirs de certains organismes ou institutions (asiles etc.), pouvoirs de certains discours. Or Foucault montre que ces pouvoirs ne sont pas répressifs mais productifs.
Le pouvoir politique est répressif. Il étouffe la parole, fait taire, car il se réserve le droit de parler. Il cherche à maintenir les dominés dans l'ignorance, il réprime les plaisirs et désirs, il exerce la menace de mort (il peut tuer celui qui s'élève contre lui : peine de mort, répression sanglante) et écrase l'individu.
Les micro-pouvoirs, en revanche, sont productifs. Ils produisent d'abord du discours. Par exemple, ils incitent à l'aveu (il faut avouer au médecin, au prêtre, au juge aux parents etc.). L'aveu est nécessaire pour contrôler, surveiller celui qui est dans la norme et celui qui n'y est pas. Ils produisent du savoir (le savoir médical par exemple est nécessaire pour définir qui est ou non normal). Ils individualisent (dans un système de discipline, l'enfant est plus individualisé que l'adulte, le fou que l'homme normal, le malade que l'homme sain etc.). Les micro-pouvoirs ne menacent pas de mort mais rééduquent (dans les asiles, les prisons etc.) pour obtenir la production maximale. Ils veulent gérer la vie. Ils cherchent aussi à se faire aimer, désirer (le patron, par exemple, étymologiquement est le père, on parle de mère patrie, de Dieu le père etc.) S'il est vrai que nous avons tous la nostalgie de l'enfance les micro-pouvoirs utilisent ce désir pour mieux asservir : si tu n'obéis pas, je ne t'aime plus. Il y a tout un jeu de séduction dans le rapport parents / enfants, médecin / malade, psychiatre / hystérique etc.
Ainsi, il y aurait bien des pouvoirs dont la nature n'est pas répressive. Mais il faut bien voir que cette production qui les caractérise n'est pas moins contraignante. Ils utilisent simplement d'autres formes de contrainte. Le pouvoir central apparaît d'ailleurs comme l'intégration des micro-pouvoirs ce qui rendrait premier l'aspect productif par rapport à l'aspect répressif. On peut se demander néanmoins si le rapport inverse n'est pas aussi important. N'est-ce pas quand même le pouvoir politique qui détermine par la loi les droits et devoirs des uns et des autres ? Quoi qu'il en soit, le pouvoir central a besoin des micro-pouvoirs pour subsister.

Conclusion

S'il semble bien que le pouvoir soit surtout répressif, il ne saurait être seulement cela. Le pouvoir politique règne par la répression mais il arbitre les micro-pouvoirs qui, eux, sont productifs, qui agissent par l'idéologie. Un pouvoir non répressif serait un pouvoir qui ne marcherait qu'à l'idéologie et qui ne serait que productif. Il aurait plus d'efficacité et serait le totalitarisme par excellence, la perfection du pouvoir. Un pouvoir parfait n'a plus besoin de réprimer parce qu'il serait l'oppression par excellence. Peut-on envisager un pouvoir exempt d'oppression ou la liberté suppose-t-elle l'absence de pouvoir ? Si la perfection du pouvoir réside dans l'ultra totalitarisme sommes-nous pour autant autorisés à penser que l'ultra démocratie est dans l'abolition du pouvoir ?