L'imagination n'est-elle qu'une mémoire qui ne se contrôle plus ?


Sommaire

Index des sujets

Analyse du sujet

Les mots du sujet

Les mots à souligner sont "imagination", "mémoire" et "contrôle".

Le sens du problème

Il s'agit de savoir si l'imagination n'est qu'une mémoire qui ne se contrôle plus. Autrement dit, n'est-elle que cela ou est-elle aussi autre chose ?

Présupposé de la question

Il est présupposé que l'imagination est bel et bien une mémoire qui ne se contrôle plus. Ceci est admis et ne doit pas être discuté. Il s'agit de se demander seulement si elle n'est pas aussi, en plus, autre chose.

Réponse spontanée

Elle est négative. L'opinion a tendance à considérer que l'imagination est autre chose qu'une mémoire, qu'elle est une faculté créatrice et non reproductrice (comme l'est la mémoire).

Plan rédigé

I L'imagination comme mémoire qui ne se contrôle plus.

1) L'imagination comme mémoire.
La grande analogie entre les deux facultés est que toutes deux nous permettent d'évoquer des images c'est à dire des assemblages de formes et de couleur. Or peut-on imaginer ce qu'on n'a jamais vu ? Peut-on créer par l'esprit des images radicalement différentes de ce que nous avons pu voir dans le passé ? Peut-on inventer radicalement formes et couleurs ?
Descartes expose le problème dans la Première Méditation, en comparant ces trois grands produits de l'imagination que sont le rêve, la rêverie et l'art (remarquons que le rêve se distingue des deux autres formes d'imagination en tant qu'il est involontaire) : " Toutefois il faut au moins avouer que les choses qui nous sont représentées dans le sommeil, sont comme des tableaux et des peintures, qui ne peuvent être formées qu'à la ressemblance de quelque chose de réel et de véritable et qu'ainsi, pour le moins, ces choses générales, à savoir des yeux, une tête, des mains et tout le reste du corps, ne sont pas choses imaginaires, mais vraies et existantes. Car de vrai les peintres, lors même qu'ils s'étudient avec le plus d'artifice à représenter des sirènes et des satyres par des formes bizarres et extraordinaires, ne leur peuvent pas toutefois attribuer des formes et des natures entièrement nouvelles, mais font seulement un certain mélange et composition des membres des divers animaux ; ou bien, si peut-être leur imagination est assez extravagante pour inventer quelque chose de si nouveau, que jamais nous n'ayons rien vu de semblable, et qu'ainsi leur ouvrage nous représente une chose purement feinte et absolument fausse, certes à tout le moins les couleurs dont ils le composent doivent-elles être véritables. "
Autrement dit, Descartes nous dit ici que tout ce qui se présente à nous comme un produit de l'imagination provient de la recombinaison, du réarrangement d'éléments qui ont été expérimentés dans la réalité, qui ont donc été vus dans le passé et proviennent par conséquent de la mémoire. Quand nous imaginons des animaux bizarres, ils ne sont que des réarrangements d'animaux réels. La sirène, par exemple, n'est que la recombinaison de ces être bien réels que sont la femme et le poisson. Certes la forme qu'invente le peintre peut être extravagante (et nous pouvons le dire bien mieux encore que Descartes, nous qui sommes postérieurs à l'art abstrait), mais, nous dit Descartes, les couleurs, elles, ne sont pas inventées. Nous les avons déjà vues. Il s'agit d'un réaménagement de couleurs vues dans le passé, mémorisées.
Bergson, de même, analyse le rêve en rapport avec l'imagination en faisant remarquer que tout notre passé se conserve en nous jusque dans le moindre détail et que nous n'oublions rien, que tout ce que nous avons perçu, pensé, voulu depuis notre enfance persiste. Mais, dit-il, " les souvenirs que ma mémoire conserve ainsi dans ses plus obscures profondeurs y sont à l'état de fantômes invisibles. " Ils aspirent à la lumière mais, moi, j'ai autre chose à faire. La réalité me pousse à agir sans me préoccuper d'eux. Ce n'est que lorsque je cesse de m'occuper de la réalité, par exemple dans le rêve, que les souvenirs réapparaissent. Dès lors l'imagination telle qu'elle se manifeste dans le rêve est aussi issue de ma mémoire.
Tout ce que nous venons de dire nous pousse donc effectivement à affirmer qu'il y a une bonne part de mémoire dans l'imagination. Du reste ce n'est pas dire autre chose que ceci : l'homme est incapable d'une création démiurgique à la manière de Dieu. Il ne crée pas à partir de rien comme le ferait un dieu. Il a besoin de matériaux et parmi ces matériaux il y a les souvenirs.
Mais si nous voyons maintenant le rapport entre l'imagination et la mémoire, notre sujet ajoute un point important : il parle d'une mémoire qui ne se contrôle plus.. Dans quelle mesure peut-on parler d'absence de contrôle ?

2) L'absence de contrôle caractérise l'imagination.
Si on prend le rêve, il est évident que nous ne nous y contrôlons plus. Revenons à Bergson : tant que nous nous préoccupons de la réalité notre mémoire est contrôlée. Elle est utilisée à des fins utilitaires et je suis donc libre de m'efforcer au souvenir de tel ou tel point particulier en vue de telle ou telle action. Ce n'est justement que lorsque cesse le contrôle (par exemple dans le sommeil) que les souvenirs non appelés ressurgissent. L'absence de contrôle crée une sorte de mémoire anarchique où les souvenirs apparaissent à ma conscience n'importe comment, sans ordre. Telle est l'imagination : les souvenirs libérés surgissent sans contrôle, ce qui explique la bizarrerie du rêve.
Il en est de même pour toute forme d'imagination. Que l'imagination ne se contrôle pas semble évident. Comme le souligne Pascal, l'homme le plus sage frémit à s'imaginer marchant sur une planche même suffisamment large au-dessus du vide. Il veut contrôler son imagination, convaincu de l'absence de danger, mais l'imagination est plus forte que lui.
De toute façon, la meilleure preuve, si l'imagination est bien une mémoire, qu'elle ne se contrôle plus est que, lorsque nous imaginons, nous n'avons nullement l'impression de nous souvenir. Hume décrit l'imagination comme défaillante. Si la mémoire nous donne une image nette, ferme, vivace, au contraire dans l'imagination cette image est faible et languissante, changeante.
Si nos deux facultés ont en commun d'avoir besoin d'une impression pour produire des images dans notre esprit, cependant l'imagination n'est pas astreinte à répéter identiquement l'ordre et la forme des impressions mémorisées alors que la mémoire ne peut rien changer. Changer l'ordre ou modifier les événements passés quand on se souvient constituent un défaut de la mémoire. Le principal exercice de la mémoire est moins de conserver les évènements passés que leur ordre (comme on le dit, la mémoire est conduite de récit). Or, ceci, l'imagination ne le fait pas. Si elle est donc bien une mémoire, elle est une mémoire sans contrôle. Tout le problème est de savoir si elle n'est que cela.

II Imagination créatrice et imagination reproductrice

Tout ce que nous venons de dire ne provient-il pas d'un amalgame, d'une confusion entre deux formes d'imagination ? N'y aurait-il pas d'une part une imagination reproductrice (qui correspondrait assez à une mémoire) et d'autre part une imagination créatrice qui, elle, n'aurait plus rien de commun (au moins directement ) avec la mémoire ?

1) Fonction du réel et fonction de l'irréel.
Bachelard fait remarquer que l'imagination créatrice peut être considérée, non pas comme quelque chose de négatif mais au contraire comme une puissance majeure de la nature humaine. Il définit l'imagination comme la faculté de produire des images, mais en précisant bien qu'il faut soigneusement distinguer image et souvenir.
Si la mémoire nous ramène au présent, l'imagination, au contraire, nous tourne vers l'avenir. De ce point de vue Bachelard dégage dans notre psychisme deux fonctions :

2) L'imagination créatrice.
Ce qui distingue fondamentalement l'imagination créatrice d'une mémoire, c'est qu'elle est la faculté de déformer les images, de nous libérer de nos souvenirs en les changeant. Bachelard précise que si l'image n'est pas changée, il n'y a pas imagination. Si une image occasionnelle ne détermine pas une prodigalité d'images aberrantes, il n'y a pas imagination. Il y a justement, au contraire, souvenir, mémoire familière, habitude des couleurs et des formes. Ce qui caractérise la mémoire est la reconnaissance du passé perçu comme familier, fermé sur ce passé. L'imagination, elle, est ouverte, évasive. Elle est l'expérience de l'ouverture et de la nouveauté.
Bien plus, si une image produite par l'imagination devient fixe, prend une forme définitive et devient familière, habituelle (comme la mémoire), elle cesse d'être imaginaire. La preuve en est qu'elle nous fait agir (fonction du réel) au lieu de nous faire rêver et parler (fonction de l'irréel). Ce qui distingue radicalement l'imagination de la mémoire est que l'imagination " correspond au besoin essentiel de nouveauté qui caractérise le psychisme humain " (L'air et les songes.). L'imagination ne s'emprisonne dans aucune image alors que la mémoire s'emprisonne dans le passé.
De même Sartre distingue radicalement l'imagination de la perception (ou du souvenir de la perception) en tant que dans la perception entre un objet, un savoir et non dans l'image. La conscience imaginante pose son objet comme un néant. En effet, si forte soit-elle l'image imaginée n'existe pas dans la réalité matérielle et nous le savons bien. De plus, et surtout, ce qui caractérise l'imagination est sa spontanéité. C'est pourquoi Sartre dit qu'elle est créatrice.
L'image imaginée n'entretient pas de rapport avec le reste du monde (au contraire des images de la mémoire). Par exemple, deux couleurs qui entretiendraient dans la perception un rapport de discordance peuvent coexister dans l'image sans entretenir entre elles aucun rapport. Sartre écrit " Les objets n'existent que pour autant qu'on les pense. Voilà qui serait incompréhensible pour tous ceux qui font de l'image une perception renaissante. C'est que, en effet, il ne s'agit pas du tout d'une différence d'intensité : mais les objets du monde des images ne sauraient en aucune façon exister dans le monde de la perception ; ils ne remplissent pas les conditions nécessaires. "
Dire que l'image n'est pas une " perception renaissante " c'est dire qu'il ne s'agit pas de souvenirs. Dire qu'il ne s'agit pas du tout d'une différence d'intensité constitue une critique de la thèse de Hume dont nous parlions ci-dessus. Il ne s'agit pas d'une différence d'intensité mais d'une différence de nature.
Sartre ajoute que la perception déborde la conscience puisque son objet existe en dehors de moi. L'objet de mes souvenirs a une réalité extérieure. Au contraire, sans ma conscience, l'image n'existe pas. L'objet imaginaire peut être posé comme inexistant ou absent. L'acte négatif est constitutif de l'image. Imaginer, c'est nier la réalité, c'est se représenter l'objet comme irréel (au contraire de la mémoire). Sartre écrit : " Pour qu'une conscience puisse imaginer il faut qu'elle échappe au monde par sa nature même, il faut qu'elle puisse tirer d'elle-même une position de recul par rapport au monde. En un mot il faut qu'elle soit libre. " On voit en quoi ceci diffère de la mémoire dans laquelle, au contraire, nous sommes rattachés au monde. Nous ne sommes pas libres dans la mémoire, nous le sommes dans l'imagination. Je peux imaginer librement mais je ne peux me souvenir que de ce qui a été.
On voit donc que l'imagination ne peut se comprendre par la seule référence à la mémoire. Elle est bien plus que cela. Mais nous n'avons ici considéré nos deux facultés qu'en rapport avec la conscience (ce qui explique que l'imagination a été définie comme libre). Pourtant la psychanalyse et sa référence à l'inconscient peuvent ici nous apprendre beaucoup. La mémoire est-elle fidèle ? N'est-ce pas elle qui est une imagination incontrôlée ?

III Mémoire, imagination et inconscient.

1) Imagination et désir.
Ce que montre Freud, c'est que l'imagination ne peut se comparer à la mémoire tout au moins au sens classique du terme (c'est à dire une mémoire reproductrice du passé) car l'imagination est fondamentalement réalisation d'un désir.
L'imagination, tant dans le rêve que dans l'art ou la rêverie, est réalisation symbolique de désirs refoulés. Ces désirs rejetés par ce censeur sévère qu'est le Surmoi ont été bannis de la conscience. Mais ils veulent réapparaître, s'imposer à notre conscience et disposent pour cela de plusieurs moyens. Ils peuvent le faire en nous rendant malades c'est à dire en se travestissant sous la forme de symptômes psychiques ou physiques. Ils peuvent le faire aussi sur le plan de l'imaginaire. L'imagination a alors pour rôle de nous faire échapper à la maladie. Il n'est alors plus question de la voir comme négative mais au contraire comme une fonction irremplaçable. Un homme sans rêve deviendrait fou.
L'imagination réalise symboliquement un désir ou plus exactement parvient à trouver un compromis entre désir et censure, réalisant le désir sous forme déguisée. Tel serait le mécanisme créateur. La différence entre le névrosé et l'artiste est que le second sait imaginer et donc permettre à ses désirs de se satisfaire sous une forme moins douloureuse. L'imagination n'est donc pas aussi libre qu'on pourrait le croire. Elle est contrainte par l'inconscient.
L'imaginaire est dans l'axe du principe de plaisir alors que la mémoire est plutôt dans l'axe du principe de réalité en tant que reproductrice. L'imagination est du côté du jeu. Dans La création littéraire et le rêve éveillé (Essais de psychanalyse appliquée), Freud analyse la rêverie et montre comment l'individu y échappe à une réalité contraignante, décevante et gagne un bénéfice de plaisir. Nous aimons à nous affranchir de la réalité. Nous le faisons par le mot d'esprit, le jeu ou l'imagination.
L'imagination n'est donc pas une mémoire qui ne se contrôle plus. Elle est jeu, réalisation de désirs et permet d'échapper à une réalité que la mémoire nous pousserait plutôt à toujours regarder. Encore que sur ce dernier point il est possible de discuter car il faudrait que la mémoire soit fidèle pour nous ramener au réel. Or est-ce le cas ?

2) La mémoire est une imagination qui ne se contrôle plus.
Freud montre que tout souvenir est fantasme, reconstruction et non représentation du réel. Il compare le fantasme aux palais baroques. Ces palais furent construits au moyen des pierres récupérées dans les ruines antiques. Nos souvenirs seraient pareils à ces ruines antiques. L'imagination en prend les éléments et reconstruit notre passé d'une façon complètement différente. Nous croyons nous souvenir fidèlement de notre passé mais nous l'imaginons et nous l'imaginons bien au sens que Freud donne à ce mot : ces souvenirs reconstruits sont bien des réalisations de désir.
Notre mémoire est défectueuse. Les souvenirs ont aussi une fonction de dissimulation (pour ménager la censure). C'est ce que montre le procédé des souvenirs écrans. Notre psychisme favorise certains souvenirs et cherche à s'opposer à d'autres. Les souvenirs d'enfance, par exemple, ne sont pas des vestiges d'événements réels mais le résultat d'une élaboration ultérieure à partir de ces vestiges. Freud fait remarquer l'analogie entre certains souvenirs d'enfance et les mythes et légendes dont il avait lui-même dit qu'ils avaient un rapport avec nos désirs. Nos souvenirs ont une origine. Ils représentent symboliquement nos désirs infantiles dissimulés. On peut parler de souvenir écran dans la mesure où le fait de croire qu'il s'agit de souvenirs contribue encore mieux à dissimuler le désir qu'en fait ils réalisent. On peut prendre l'exemple de ce patient de Freud qui a le souvenir d'une leçon d'orthographe où il s'agissait de préciser la différence entre "m" et "n". L'analyse révèle que ce souvenir dissimule une préoccupation bien plus importante qui était celle de l'enfant à l'époque où la mémoire prétend que cette leçon a eu lieu à savoir celle de la différence des sexes. Quelle est la différence entre un "m" et un "n" ? Le "m" a "quelque chose en plus". Quelle est la différence entre le garçon et la fille ? Le garçon… a quelque chose en plus ! L'individu a oublié consciemment cette préoccupation infantile que le souvenir réactive sous l'écran du souvenir anodin d'une leçon d'orthographe.
Nos souvenirs sont donc en fait les produits d'une imagination incontrôlée et d'autant plus incontrôlée que nous n'en soupçonnons nullement le caractère imaginaire.

Conclusion

Non seulement l'imagination n'est pas une mémoire incontrôlée mais c'est au contraire la mémoire qui apparaît comme une imagination qui ne se contrôle pas. Le sujet a néanmoins le mérite de nous montrer que la création humaine ne peut égaler le caractère démiurgique d'une création divine. Il nous permet aussi de comprendre le caractère positif de l'imagination. Certes, à celui qui désire s'assurer la connaissance du réel, l'imaginaire ne saurait apparaître autrement que comme source d'illusions. Mais il manifeste aussi notre puissance créatrice. Négatif en tant que ce qu'il nous fait entrevoir est pris pour le réel, pris pour ce qu'il est ses représentations liées à la puissance d'irréalité de la conscience manifestent la puissance de l'homme créateur de sens. Du reste l'imagination subvertit-elle toujours la raison ? Peut-il y avoir création scientifique, invention sans imagination ?