Lévi-Strauss

Lévi-Strauss n'est pas un philosophe mais un des anthropologues les plus importants du XX° siècle. L'étude de sa pensée est néanmoins nécessaire pour traiter certaines notions du programme de philosophie. Spécialiste de l'ethnologie, il introduit dans cette science la méthode structurale.

Sommaire

Les sources de sa pensée.

La vie de Lévi-Strauss

Apport conceptuel.

Principales œuvres.

Les sources de sa pensée.

Il a été influencé par le sociologue Durkheim mais c'est surtout sa rencontre avec le linguiste Jakobson qui a été déterminante en lui faisant découvrir le structuralisme. Il reconnaît aussi en Rousseau « le plus ethnographe des philosophes »

La vie de Lévi-Strauss

Claude Lévi-Strauss naît à Bruxelles en 1908. Il entreprend d'abord des études de philosophie et passe l'agrégation. La philosophie, néanmoins, le déçoit et il décide de se consacrer à l'ethnologie c'est-à-dire à l'étude des sociétés dites primitives.
Il est nommé professeur de sociologie à l'Université de São Paulo en 1934 et séjourne au Brésil de 1934 à 1939. Il lit les écrits (méconnus en France) des anthropologues américains (Boas, Kroeber, Löwie). Il organise sa première expédition chez les Indiens Nambikwara du Brésil qu'il racontera plus tard dans Tristes Tropiques (1955). À partir de 1939, il séjourne aux États-Unis et, pendant la seconde guerre mondiale, rencontre à New-York Roman Jakobson, découvrant à son contact la linguistique structurale. Il prend alors conscience de la fécondité du concept de structure appliqué aux faits sociaux.
Il rentre en France en 1948 et enseigne à l'École pratique des hautes études. Il soutient sa thèse de doctorat es Lettres, consacrée aux problèmes de la parenté : Les structures élémentaires de la parenté (1949) consacrent l'entrée de la notion de « structure » en ethnologie.
En 1958, il publie l'Anthropologie structurale. La même année, il est nommé professeur au Collège de France à la chaire d'anthropologie sociale (qu'avait occupée Marcel Mauss).
En 1962 paraissent Le totémisme aujourd'hui et La pensée sauvage. Il applique ensuite la méthode structurale à l'étude des mythes. Les Mythologiques paraissent en quatre volumes : Le cru et le cuit (1964), Du miel aux cendres (1967), L'origine des manières de table (1968) et L'homme nu (1971).
En 1973, Lévi-Strauss est élu à l'Académie Française. Il publie en 1975 La voie des masques. Il continue son enseignement au Collège de France jusqu'en 1982, date de son départ à la retraite. Il continue à publier : Le regard éloigné (1983), La potière jalouse (1985), De près et de loin (1988) et Histoire de lynx (1991).

Apport conceptuel.

Le problème de l'ethnocentrisme

L'ethnocentrisme apparaît comme l'obstacle majeur à l'étude des autres sociétés. Lévi-Strauss construit ce concept par analogie avec celui d'égocentrisme. L'égocentrisme est cette attitude typique chez les jeunes enfants qui consiste à tout ramener à soi, à voir « je » au centre. Dans l'attitude ethnocentrique, ce n'est plus le « moi » qui est au centre mais l'ethnie c'est-à-dire sa société, sa culture. L'ethnocentrisme se définit donc comme une attitude d'origine inconsciente qui consiste à considérer sa propre société comme un modèle et à voir toute différence par rapport à ce modèle comme un signe d'infériorité.
C'est l'ethnocentrisme qui conduit à parler de sociétés « primitives », comme si certaines sociétés étaient restées à l'état premier, préhistorique, nous seuls étant parvenus par le progrès à l'état civilisé. Lévi-Strauss montre que, parce que notre histoire est surtout caractérisée par un développement des sciences, des techniques et de la puissance économique, nous nous imaginons que les sociétés qui n'ont pas su progresser sur ces trois plans sont des sociétés sans histoire. En réalité, toutes les sociétés ont une histoire, même si celle-ci est différente de la notre. Ainsi, si nous prenions, par exemple, comme critère de développement la parfaite adaptation à un milieu particulièrement hostile, ce ne serait plus les Occidentaux qui seraient considérés comme civilisés mais les Bédouins du désert saharien ou les Inuits de l'Arctique. Si l'on prenait comme critère la connaissance des ressources du corps humain, les plus civilisés seraient les peuples de l'Orient et de l'Extrême-Orient etc. Toute culture peut se prévaloir d'une supériorité selon un critère qui lui est propre mais, comme aucun de ces critères n'est plus pertinent qu'un autre, aucune culture ne peut se considérer comme supérieure aux autres.
Il faut bien voir que l'ethnocentrisme est une attitude spontanée et donc universelle. Lévi-Strauss l'exprime en ces termes : « Le barbare est d'abord l'homme qui croit à la barbarie ». On qualifie en effet de barbare les peuples primitifs sans voir que ceux-ci procèdent exactement de la même manière. Ainsi, dans de nombreuses cultures, seuls les membres de la tribu sont qualifiés d'hommes (ou de « bon », d' « excellents » ou de « complets »), les membres des autres tribus étant appelés « mauvais », « méchants » voire « fantômes » ou « apparitions », dénominations conduisant ainsi jusqu'à leur priver de toute réalité. L'idée d'humanité apparaît donc comme une idée tardive et qui n'est d'ailleurs pas elle-même dénuée d'ethnocentrisme. Lévi-Strauss souligne, par exemple, comment la proclamation de l'égalité naturelle entre les hommes et de la fraternité qui doit les unir sans distinction de races ou de cultures néglige la diversité des cultures et nie en réalité les différences qu'elle n'arrive pas à comprendre. Les cultures sont bien différentes mais non inégales pour autant. Ramener la différence à l'inégalité ou l'égalité à l'identité constituent deux formes d'ethnocentrisme.

La notion de structure

La notion de structure est à peu près équivalente à celle de totalité. C'est un ensemble dans lequel les parties n'ont de sens que par rapport au tout et réciproquement, un tout formé d'éléments solidaires tels que chacun ne peut être ce qu'il est que dans et par sa relation avec les autres. Une structure comporte des lois qui lui sont propres et qui ne sont pas nécessairement semblables aux propriétés de ses éléments constitutifs. Elle se conserve, s'enrichit par le seul jeu de ses transformations. Elle s'auto règle sans faire intervenir d'éléments extérieurs à elle-même.
L'ethnologie structurale s'oppose à la fois à la sociologie causaliste (celle par exemple de Durkheim) et à la sociologie finaliste (qu'on trouve, par exemple, chez Max Weber). Pour l'illustrer, prenons l'exemple du mariage. Pourquoi se marie-t-on ? Selon l'hypothèse finaliste, on se marie parce qu'on a l'intention de se marier. Certes le mobile peut être différent (amour, intérêt…) mais néanmoins il s'agit toujours d'une intention. Cette hypothèse n'est nullement convaincante car en réalité nos comportements dépendent du milieu social. On n'épouse pas tout à fait qui l'on veut. On peut montrer facilement par exemple qu'on épouse statistiquement plus souvent quelqu'un de son milieu social, que l'institution des congés payés a élargi le cercle des conjoints possibles etc. Bien plus, dans de nombreuses sociétés on ne choisit pas librement son conjoint mais on doit épouser quelqu'un appartenant à tel ou tel groupe d'une façon qui peut sembler arbitraire. Si l'on adopte, en revanche, l'hypothèse causaliste, on dira que les gens se marient à cause d'institutions sociales qui les y poussent. Mais c'est répondre à la question par une autre question car on peut se demander d'où viennent ces institutions.
Pour comprendre le mariage, il faut replacer le fait à expliquer dans une structure sociale, une totalité. L'élément à comprendre doit être resitué dans la totalité structurelle. Ainsi, par exemple, comprendre pourquoi dans telle société on épouse telle femme et pas telle autre ne peut s'expliquer que dans le cadre d'une structure très complexe dite structure de parenté, dont Lévi-Strauss va montrer, nous le verrons, qu'il s'agit d'une structure d'échange. L'ethnologie va donc construire des modèles abstraits qu'elle appelle structures qui vont permettre de comprendre non seulement le mariage mais des contenus extrêmement variés. La méthode structurale accorde la primauté au système sur les éléments et révèle la permanence des significations. Systèmes de parentés, mythes, masques, relations économiques etc. répondent donc à une logique qui est étudiable scientifiquement.

Nature et culture : la question de la prohibition de l'inceste

Qu'est-ce qui distingue l'homme de l'animal ? L'homme n'est pas seulement un être naturel (biologique) mais il est un être culturel c'est-à-dire qu'il vit en société. Lévi-Strauss montre qu'est naturel chez l'homme tout ce qui est universel et culturel ce qui relève de la règle. L'homme est, en effet, le seul être qui s'impose des règles, qui exige la règle pour la règle. Parce que les cultures sont diverses, les règles le sont aussi.
Or un fait avait retenu l'attention des anthropologues avant Lévi-Strauss : il existe une règle universelle, un interdit universel, celui de l'inceste. Des tentatives d'explication avaient été énoncées. On y avait vu par exemple une sorte de principe de droit naturel, l'homme ressentant une répugnance naturelle à l'idée, par exemple, d'épouser sa mère ou son père. Freud, à travers l'analyse du complexe d'Œdipe nous a montré que cette première explication ne tient pas. On a voulu expliquer aussi la prohibition de l'inceste par l'existence de risques génétiques, les mariages consanguins augmentant le risque de maladies. Mais ces risques ne sont pas assez grands pour être visibles empiriquement et ne peuvent être connus que dans les sociétés où s'est développée une biologie scientifique, ce qui n'est pas le cas des sociétés dites primitives. Il faut du reste ajouter que si la prohibition de l'inceste est bien universelle, la définition de l'inceste, elle, varie en fonction du groupe considéré. Dans certaines sociétés, par exemple, il est requis d'épouser la cousine croisée (fille du frère de la mère ou de la sœur du père) alors que la cousine parallèle (fille du frère du père ou de la sœur de la mère) est rigoureusement interdite. Le risque génétique est ici pourtant identique dans les deux cas.
Par son universalité la prohibition de l'inceste semble relever de la nature, mais par la diversité de ses modalités, par le fait qu'elle relève de la règle, elle semble plutôt relever de la culture. Lévi-Strauss y voit alors ce qui fait l'articulation entre la nature et la culture, ce qui fait de l'homme naturel un être culturel. Ce qui importe dans la prohibition de l'inceste est moins l'aspect d'interdiction qu'elle contient que l'obligation qui en est le corollaire : ne pas avoir le droit d'épouser quelqu'un de sa famille, c'est avoir l'obligation d'épouser quelqu'un d'une autre famille. Le mariage apparaît alors comme un échange, échange qui constitue aux yeux de Lévi-Strauss le fondement social.
Mais un fait complique les choses. Dans le mariage  « on ne reçoit pas de celui à qui on donne, on ne donne pas à celui de qui on reçoit. Chacun donne à un partenaire et reçoit d'un autre ». Il existe en fait des cycles très complexes ne réalisant l'équilibre des échanges qu'au bout de plusieurs générations. Lévi-Strauss dégage les structures élémentaires de la parenté en montrant que, globalement, l'échange est toujours réalisé au bout de quelques générations.
Ainsi, dans aucune société un homme n'a le droit d'épouser n'importe quelle femme. Certaines trop proches lui sont interdites (c'est la règle d'exogamie). Mais il arrive souvent que l'homme doive choisir son épouse à l'intérieur d'un cercle bien défini (c'est la règle d'endogamie). Il n'y a donc pas de place laissée à l'initiative personnelle.
Pour mieux comprendre ce qu'est une structure d'échange, nous allons prendre pour exemple un système de parenté, celui des Aranda en Australie. Cette société se divise en quatre groupes (que nous nommerons A, B, C et D), chacun de ces groupes se divisant lui-même en deux : A1, A2, B1, B2, C1, C2, D1 et D2). On compte donc 8 groupes au total. Chaque individu appartient à une de ces huit classes et ne peut épouser que dans une seule classe. On peut exposer les règles de mariage et de filiation dans le tableau suivant :

Si un homme appartient à la section :

il épouse une femme de la section :

les enfants appartiennent à la section :

A1 B1 D2 D2
A2 B2 D1 D1
B1 A1 C1 C1
B2 A2 C2 C2
C1 D1 B1 B1
C2 D2 B2 B2
D1 C1 A2 A2
D2 C2 A1 A1

Pour la commodité de l'exposé, les hommes sont représentés en noir et les femmes en rouge.
En première lecture, notre tableau semble inintelligible. Pourtant on peut en dégager un modèle éclairant qui constitue bien une structure d'échange :

On constate deux cycles de femmes sans communication (chaque fille appartient à la même classe que son arrière-arrière grand-mère) et quatre cycles d'hommes eux aussi sans communication (chaque garçon appartient à la même classe que son grand-père). Tout est fait de telle sorte que chaque groupe reçoit autant qu'il donne. On voit combien est éclairant le dégagement de la structure.
Il faut bien voir que les structures d'échange dépassent l'individu et le font agir de façon inconsciente. L'individu de la société Aranda ignore pourquoi il doit respecter ces obligations. C'est l'ethnologue qui fait apparaître que la structure d'échange oblige à épouser dans tel ou tel clan.
L'échange matrimonial n'est bien sûr qu'un des échanges sociaux. On peut aussi échanger des mots (et le langage définit aussi l'homme selon Lévi-Strauss) et des biens. Mais l'aspect économique des échanges n'est prévalent que dans nos sociétés. Dans bien des sociétés il apparaît comme secondaire au profit de l'échange symbolique. Il existe dans de nombreuses sociétés une véritable économie du don qui implique à la fois l'obligation de donner (sous peine de mépris social), celle de recevoir (un cadeau refusé est signe de mépris) et enfin l'obligation de rendre au bout d'un temps donné (et donc d'instaurer l'échange). Le don transforme l'autre en partenaire et ajoute une valeur symbolique nouvelle à l'objet donné. Il permet à des groupes potentiellement hostiles d'entretenir des rapports pacifiques.

La pensée sauvage et les mythes

La méthode structurale appliquée au totémisme et à la pensée sauvage montre que cette dernière n'est nullement « primitive » ou « pré-logique ». Il s'agit en réalité d'une pensée dont la logique est rigoureuse et qui vise à classer, ordonner, ranger. Il s'agit de construire une vision cohérente du monde, d'introduire un ordre. Se considérer comme le descendant de l'animal totem (par exemple le perroquet chez les Bororos) est une façon de se situer socialement et de se classer par rapport aux autres peuples. La seule différence entre la pensée sauvage et la pensée scientifique est le but poursuivi. Quand la science vise des applications pratiques (maîtriser la nature, satisfaire des besoins), la pensée sauvage répond à des exigences intellectuelles : construire une vision cohérente du monde.
Les mythes ont d'importantes fonctions sociales liées à la cohésion du groupe. Lévi-Strauss insiste sur le caractère rationnel du mythe. Entre la pensée mythique et la pensée rationnelle, il y aurait plutôt une différence dans les formes d'expression qu'une différence de nature. La fonction du mythe serait d'offrir des médiations logiques lorsqu'une société perçoit des oppositions qui lui semblent difficilement surmontables.
La pensée mythique élabore des structures. Lévi-Strauss montre qu'on peut découper le mythe en mythèmes, à la manière des linguistes qui découpent le langage en morphèmes. Une fois les mythes classés et mis en relation, il montre que les mythes sont des jeux logiques mobilisant les structures universelles de l'esprit humain. Le mythe vaut davantage par ses structures sous-jacentes que par les personnages qu'il met en scène. Ainsi « Si les mythes ont un sens, celui-ci ne peut tenir aux termes isolés qui entrent dans sa composition, mais à la manière dont ces éléments se trouvent combinés ». Lévi-Strauss établit une grammaire générale des mythes qui ne tient pas compte des différences de temps, de lieu, de langue et prétend rendre compte de presque tous les mythes connus. Il cherche moins à découvrir la signification d'un ou plusieurs mythes qu'à définir la pensée mythique elle-même. Peu importe alors que le mythe ait ou non une signification, ce qui importe c'est que l'instrument qui le fabrique est, lui, susceptible d'une étude rationnelle.

Les principales œuvres.

  • Les structures élémentaires de la parenté (1949)
  • Races et histoire (1952)
  • Tristes tropiques (1955)
  • Anthropologie structurale (1958)
  • Le totémisme aujourd'hui (1962)
  • La pensée sauvage (1962)
  • Les mythologiques :
    • Le cru et le cuit (1964)
    • Du miel aux cendres (1967)
    • L'origine des manières de table (1968)
    • L'homme nu (1971)
  • La voie des masques (1975)
  • Le regard éloigné (1983)
  • La potière jalouse (1985)
  • De près et de loin (1988)
  • Histoire de lynx (1991)

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