Les socratiques mineurs

Le socratique majeur est bien sûr Platon. Mais Socrate eut d'autres disciples qui fondèrent eux-aussi des écoles philosophiques et qu'on appelle les socratiques mineurs. Il s'agit d'Antisthène, fondateur de l'école cynique, Aristippe, fondateur de l'école cyrénaïque et Euclide, fondateur de l'école mégarique.

Antisthène

Sommaire

Les cyniques

L'école cyrénaïque

L'école mégarique

Les cyniques.

Pour les cyniques, la liberté, bien suprême, se situe dans l'autarcie c'est à dire l'autosuffisance. Le cynique ne doit pas être l'esclave de ses besoins, ni de ses désirs. L'école cynique défend surtout un style d'existence critique des valeurs conformistes qui s'affranchit de toutes limites, cultive le scandale et la provocation. D'origine humble, les cyniques se manifestent par une lucidité souvent mêlée d'agressivité.

1) Antisthène.
Il naît à Athènes vers 440 avant J. C. d'un père athénien et d'une mère thrace, ou peut-être esclave, ce qui, dans les deux cas, empêche qu'il soit considéré comme un citoyen à part entière. Il suit d'abord les leçons du sophiste Gorgias puis celles de Socrate. Habitant le Pirée, il devait quand même parcourir 16 km aller et retour pour l'écouter. Il assiste aux derniers entretiens du maître et on raconte qu'il aurait vengé la mort de Socrate en faisant bannir Anytos et condamner à mort Mélitos. Avec un groupe d'amis, il fonde l'école cynique au début du IV° siècle. Les versions divergent sur l'origine du nom de l'école qui contient le mot "chien". Antisthène avait l'habitude de converser près d'un gymnase appelé cynosarge (chien agile), d'où peut-être le nom de "cynique". Mais une autre tradition prétend plutôt qu'Antisthène fut appelé "cynique" parce qu'il vivait comme un chien, mangeant et faisant l'amour en public, allant nu-pieds, dormant par terre. Antisthène avait un manteau suffisamment ample pour pouvoir dormir dedans. Il mourut vers 336 av. J. C.
Les cyniques refusent les idées et veulent s'en tenir à l'individuel. Par exemple on peut voir un homme mais non l'idée d'homme, un cheval mais non l'idée de cheval. Toutes les sciences sont inutiles parce que justement elles sont générales et nous éloignent de l'individuel. On dit même qu'Antisthène aurait dissuadé ses disciples d'apprendre à lire et à écrire.
Pour Antisthène la richesse n'est pas un bien matériel mais une disposition de l'âme. Il faut rejeter tout luxe et se rendre indépendant à l'égard des choses, des hommes et de l'opinion. Le cynique fuit le plaisir, les passions. Il ignore la crainte et le désir. Il pense que la vertu s'acquiert par l'exercice et non par l'étude. Il cherche l'amitié de ceux qui lui ressemblent mais se défie de l'amour et des affaires publiques. Tout au plus le mariage sert-il à perpétuer l'espèce. Sur les affaires publiques, on raconte qu'un jour Antisthène voulut que les Athéniens votent une loi disant que les chevaux s'appelleraient désormais des ânes. Comme on le traitait de fou, il rétorqua qu'ils appelaient pourtant généraux des individus sans compétence.

2) Diogène de Sinope.

Il naît en 404 av. J. C. à Sinope, en Asie mineure. Son père tenait une boutique de changeur et il lui vint l'idée (paraît-il pour obéir à un oracle) de devenir faux-monnayeur. Le père fut condamné à la prison et le fils à l'exil. Arrivé à Athènes, il devint le disciple d'Antisthène. À un âge avancé, navigant au large d'Égine, il fut capturé par un pirate et vendu sur le marché aux esclaves. Lorsqu'on lui demanda ce qu'il savait faire, il répondit : "Commander ! Qui veut acheter un maître ?" Xéniade, un homme riche, l'acheta et Diogène passa ses dernières années à Corinthe en qualité de précepteur. Il mourut en 323 av. J.C., certains disent de vieillesse, selon d'autres après avoir volontairement retenu sa respiration.
Diogène est une mine d'anecdotes qui nous aident à mieux comprendre la philosophie cynique.
Il vivait dans un tonneau et se promenait dans les rues, une lanterne allumée à la main en plein jour, disant : "je cherche l'homme", ce qui est une façon de dire qu'on ne peut jamais voir ni trouver l'idée d'homme. Alexandre le grand en personne vint lui rendre visite et lui proposa de formuler un vœu. Diogène lui aurait répondu : "Ôte-toi de mon soleil !" Alexandre, qui ne lui en voulut pas, aurait dit : "Si je n'étais Alexandre, je voudrais être Diogène."
Diogène vivait avec le minimum : un manteau pour se vêtir et dormir, un gobelet pour boire et une écuelle pour manger. Ayant vu un enfant mettre des lentilles sur un morceau de pain et boire de l'eau dans le creux de la main, il jeta gobelet et écuelle, voulant se passer de tout ce qui n'est pas absolument nécessaire. Il pratiquait la masturbation en public et il répondait à celui qui le lui reprochait : "Si je pouvais ainsi apaiser ma faim en me frottant l'estomac !" Mangeant et dormant n'importe où, il se roulait dans le sable brûlant l'été et dans la neige l'hiver afin de s'accoutumer aux variations de température. On raconte qu'alors que Zénon d'Élée énonçait ses fameux paradoxes contre le mouvement (cf. Les présocratiques), il tournait autour de lui, montrant par la pratique que le mouvement existe bien. Comme on s'étonnait qu'il interrogeait un jour une statue, il expliqua : "Je m'entraîne à demander en vain". Alors qu'un jour il parlait devant un auditoire qui ne l'écoutait pas, il se mit à gazouiller. Tous les passants s'agglutinèrent alors autour de lui, passants qu'il injuria disant qu'ils n'écoutaient pas les choses sérieuses mais accouraient pour écouter des sottises. Voyant un archer particulièrement maladroit, il alla s'asseoir près de la cible, seul lieu, déclara-t-il, où il se sentait en sécurité. Diogène se disait citoyen du monde, se moquait de la gloire et préconisait l'union libre.

3) Cratès.
Issu d'une famille riche, il abandonna toute sa fortune après avoir rencontré Diogène. Surnommé l'ouvreur de porte à cause de sa fâcheuse habitude d'entrer dans les maisons sans frapper, il s'unit à Hipparchia, rare femme qui laissa un nom dans l'histoire de la philosophie. On raconte qu'il se présenta à elle entièrement nu, disant que c'était tout ce qu'il avait à lui offrir. En vraie cynique elle accepta de devenir sa compagne. Ils s'accouplaient en public et eurent un fils. Hipparchia avait un frère, Métroclès, qui fut aussi un disciple de Diogène.

Le cynisme, on le voit, fut surtout un style de vie. Les cyniques ne s'intéressaient guère qu'à l'éthique. Le reste leur semblait futile.

L'école cyrénaïque.

Cette école fut fondée par un le fils d'une famille riche, vivant dans une ville de plaisir et de luxe. En première approche, il semble donc que nous nous situons ici aux antipodes de l'école cynique.

1) Aristippe de Cyrène.
Il naît vers 435 av. J. C à Cyrène, colonie grecque située en Libye actuelle, d'une riche et noble famille. Il se rend à 19 ans en Grèce, aux jeux Olympiques, où il entend parler de Socrate. Il se rend alors à Athènes pour suivre les leçons du maître. Il rencontre aussi Platon et Antisthène. Il aurait séjourné à Égine puis à la cour de Denys de Syracuse, peut-être en même temps que Platon. Il fonde son école à Cyrène à la mort de Socrate, ville où il meurt vers 350 avant J. C.
La philosophie cyrénaïque est d'abord un hédonisme (doctrine du plaisir) lié à un sensualisme à la manière de Protagoras dont Aristippe connut sans doute les thèses à Cyrène (sur le relativisme de Protagoras, consulter la notice sur les présocratiques) Nos sens ne nous disent pas ce que sont véritablement les choses et la connaissance de la nature ne peut donc être fondée, ni être utile pour la conduite de la vie. Mais en revanche les sens peuvent guider notre vie en nous procurant le plaisir et la peine. L'homme doit cueillir le plaisir dès qu'il se présente mais il y renoncera si les circonstances sont défavorables.
Le plaisir n'est pas une simple absence de douleur (au contraire de ce que pensera Épicure) mais une expérience positive et active. C'est un mouvement doux (et non un repos comme chez Épicure), par opposition au mouvement violent qui est douleur. Il faut s'attacher à l'instant présent et non au passé ou à l'avenir. Le plaisir, affirme Aristippe, est un bien même s'il est obtenu par des actions honteuses. Néanmoins, il ne faut pas voir Aristippe comme un débauché pensant que tout est permis. Le sage cyrénaïque (comme le cynique) peut vivre seul sans devenir l'esclave de ceux qui l'entourent. Ainsi, d'une courtisane qu'il fréquentait beaucoup, il disait : "Je la possède mais elle ne me possède pas." De l'argent, il affirmait : "Il vaut mieux que l'argent soit perdu par Aristippe qu'Aristippe par l'argent". Le cyrénaïque est donc capable de vivre pauvrement s'il le faut et nous retrouvons ici la vertu d'autarcie (d'autosuffisance). Le cyrénaïque est celui qui ressent une telle liberté intérieure qu'il peut avoir la richesse et le pouvoir sans craindre d'en devenir prisonnier. Quand le cynique pense que la liberté consiste à se contenter de peu pour ne pas être l'esclave des plaisirs, le cyrénaïque pense qu'être libre, c'est goûter les plaisirs sans en être prisonnier. De nombreuses anecdotes l'attestent. Embarqué sur un bateau où se trouvaient des pirates, Aristippe aurait laissé tomber son argent à la mer, préférant voir disparaître son argent pour se sauver que voir Aristippe mourir pour sauver son argent. Il prétendait que la honte n'était pas d'entrer dans une maison de prostitution mais de ne pouvoir en sortir.
Une anecdote montre bien l'opposition entre cyniques et cyrénaïques. Diogène lavait des légumes. Voyant arriver Aristippe, il lui dit : "Si tu te contentais de légumes, tu ne serais pas obligé de faire la cour aux tyrans." Aristippe lui aurait rétorqué : "Si tu savais vivre en leur compagnie, tu ne serais pas obligé de manger des légumes".

2) Les disciples d'Aristippe.
Parmi les disciples d'Aristippe, on compte sa fille, Arété, son petit-fils, Aristippe le jeune, Théodore l'Athée qui ironisait sur les dieux de la mythologie et, au nom de l'autarcie, refusait même l'amitié, Annicéris qui sauva Platon de l'esclavage et représente un cyrénaïsme adouci plus proche d'Épicure.
Progressivement, la philosophie cyrénaïque s'est radicalisée notamment avec Hégésias qui enseignait que, puisque l'état permanent de plaisir est impossible, puisque la vie nous procure surtout la douleur, la mort vaut mieux que la vie. Son enseignement entraîna une telle épidémie de suicides que Ptolémée 1er interdit les ouvrages d'Hégésias.

L'école mégarique.

Euclide de Mégare (à ne pas confondre avec le mathématicien homonyme) vécut approximativement entre 450 et 365 av. J. C. Il étudia très jeune la philosophie notamment celle de Parménide. Ayant fait la connaissance de Socrate, il tenta de concilier les enseignements du maître avec les théories de Parménide. Une vieille rivalité opposait Mégare et Athènes, au point qu'il était interdit aux citoyens de Mégare d'entrer sur le territoire d'Athènes sous peine de mort. Euclide devait se déguiser en femme pour venir écouter Socrate chaque nuit sans se faire prendre. Il fonda l'école mégarique peut-être avant la mort de Socrate, mort à laquelle il assista. On surnomma les disciples d'Euclide dialecticiens c'est à dire amis de la discussion.
Le problème des mégariques (appelé aussi néo-éléates) est de se demander ce qu'on peut dire de l'Être. Peut-on dire autre chose que "il est"? L'Être ne peut être saisi par les sens. Il est le Bien, l'Un, éternel et indivisible. Le contraire du Bien est un ensemble d'apparences (qui n'ont donc pas d'existence) appelé le non-être. Lorsque nous avons un projet, il faut veiller à ce que l'objet de nos désirs soit l'Être et non l'apparaître.
Des disciples d'Euclide, citons Eubulide de Milet qui énonça un certain nombre de raisonnements célèbres visant à montrer que l'expérience ne nous apprend rien :

  • Le paradoxe du menteur : soit un menteur qui se reconnaît comme tel et affirme "je mens". S'il ment cette phrase est fausse. Mais alors il ne ment pas et ce qu'il dit est vrai etc. Bref, il est à la fois menteur et non menteur.
  • Le voilé : à un homme qui affirme connaître son père, on présente un homme voilé et on lui demande : "connais-tu cet homme ?" Il répond négativement. Or l'homme voilé était son père. Il le connaît donc tout en ne le connaissant pas.
  • Deux grains de blé ne constituent pas un tas de grains, pas plus que trois grains. À partir de combien de grains considérer qu'il y a un tas ?
  • Citons enfin ce dernier exemple qui n'est rien d'autre qu'un syllogisme sophistique :
    Ce que tu n'as pas perdu, tu l'as,
    Or tu n'as pas perdu de cornes,
    Donc tu as des cornes.

Eubulide était un contemporain d'Aristote et on peut penser que la réfutation de ces raisonnements n'est pas pour rien dans la constitution de la logique aristotélicienne.
Parmi les autres mégariques, citons Diodore Cronos et Stiphon de Mégare.


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