La mémoire suffit-elle à l'historien ?


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Les mots du sujet

Le sens du problème

Suffit-il : il faut opposer la condition suffisante à la condition nécessaire. Si A est condition nécessaire de B, alors B implique A. Si A est condition suffisante de B, alors A implique B. Si la mémoire suffit à l'historien, c'est qu'il n'a besoin de rien d'autre pour effectuer son travail scientifique. Le problème est donc de savoir si l'historien n'a à faire qu'un travail de mémoire (et dans ce cas de quelle mémoire s'agit-il ?) ou s'il lui faut d'autres facultés ou d'autres démarches supplémentaires (et dans ce cas, lesquelles ?)

Présupposé de la question

Il est présupposé que la mémoire est condition nécessaire du travail de l'historien. L'histoire porte en effet sur le passé et a donc évidemment affaire à la mémoire.

Réponse spontanée

Elle est plutôt affirmative.

Plan rédigé

I La mémoire semble suffire à l'historien

L'histoire est une discipline portant sur le passé. Elle a donc rapport à la mémoire. Mais de quelle mémoire peut-il s'agir ?

1) S'agit-il de la mémoire de l'historien lui-même ?
Si tel était le cas, elle trouverait rapidement ses limites. La mémoire de l'historien ne peut en effet contenir que ce que l'historien a personnellement vécu ou ce dont il a été le témoin. Les historiens des tout débuts, quand l'histoire n'était pas encore une science, ont travaillé de cette façon. Mais ils se sont heurtés à deux limites. D'une part, le narrateur manque de recul par rapport aux évènements dont il est trop tôt pour voir les conséquences, d'autre part l'histoire ne se limite pas à l'étude des cinquante ou soixante dernières années et il est clair qu'il faudrait à l'historien une extraordinaire longévité pour nous parler de l'Antiquité ou même du XIX° siècle.
Il ne peut donc s'agir de la mémoire de l'historien mais de la mémoire des autres. Mais de quels autres ?

2) La mémoire des autres
Si ces autres sont les contemporains de l'histoire, cet ensemble de témoins est dans la même situation de manque de recul historique et on retrouve la même limitation dans le temps. Pour entamer une recherche à propos du passé, l'historien doit au moins se tourner vers des mémoires antérieures c'est-à-dire tout ce qui peut témoigner de la période qui l'intéresse, si éloignée de lui soit-elle dans le temps. Il faut donc recourir aux documents écrits ou aux vestiges anciens. Il faut consulter les archives, les Mémoires, la presse mais aussi les monuments, les sites archéologiques etc. La question est alors de savoir ce qui peut être utile à l'historien dans cette mémoire. L'observation historique, contrairement à ce qui se passe dans les sciences expérimentales, est toujours une observation indirecte qui passe par la médiation de ce que nos ancêtres nous ont laissé.
En quoi ces témoignages, archives etc. constituent-ils une mémoire ? Ils énumèrent des faits qui ont eu lieu. Ils permettent éventuellement de les situer les uns par rapport aux autres. Cette mémoire apporte une série d'évènements et la possibilité de les dater. L'historien ayant pratiqué la critique externe (intégrité et authentification des documents) et interne (cohérence, sens du document…) des témoignages, il pourra alors élaborer une « mémoire » plus ou moins rigoureuse du passé.
Néanmoins, il ne s'agit alors que d'une collection de faits datés. Tout le problème est alors de savoir si le travail de l'historien se limite à cela.

3) L'idée de mémoire collective.
Peut-on aller plus loin et parler de mémoire collective ? Il existe, certes, des traditions propres à un peuple. Tout peuple a besoin de se penser par rapport à un passé pour se constituer une identité mais ces traditions sont rarement fiables.
Elles ont en effet le défaut de chercher surtout des origines, ce qui est davantage caractéristique de la pensée mythique que de la pensée scientifique. Ainsi les cités antiques se donnaient-elles un héros fondateur (Athènes, par exemple, s'attribuait Thésée comme père fondateur). Plus près de nous, en 1996, en commémorant le baptême de Clovis (496), la France a présenté Clovis comme le fondateur de la France alors que celle-ci ne pouvait alors exister encore mais n'était qu'un ensemble de communautés germaniques. Un peuple peut s'imposer officiellement une explication de l'histoire dont l'historien doit se méfier.
Plus généralement, que vaut la mémoire pour l'historien ?

II La mémoire ne suffit pas à l'historien

1) La critique des témoignages
L'historien, avons-nous dit, doit faire la critique externe des témoignages (ne s'agit-il pas tout simplement de faux ?) mais cela ne suffit pas. Les témoignages humains sont fragiles. Que valent-ils ?
Prenons un exemple simple, celui de la bataille de Waterloo. Dans La Chartreuse de Parme de Stendhal, le héros, Fabrice Del Dongo, assiste à cette bataille : « Il avait beau regarder du côté d'où venaient les boulets, il voyait la fumée blanche de la batterie à une distance énorme, et, au milieu du ronflement égal et continu produit par les coups de canon, il lui semblait entendre des décharges beaucoup plus voisines ; il n'y comprenait rien du tout. » Fabrice était sur le terrain des opérations mais il n'a rien vu, rien compris. Il n'a même pas vu d'ennemis.
On pourrait objecter qu'il était mal placé. Mais qu'aurait pu raconter le soldat situé en première ligne ? Il aurait parlé des ennemis qu'il avait tués, de ses camarades blessés ou tués autour de lui, de la peur éprouvée, du bruit, de la fumée. Le soldat engagé dans la mêlé ne pensait qu'à sa propre survie et était bien trop engagé dans l'action pour en avoir une vision générale. Ce qu'il voyait est exactement ce qui l'empêchait de voir le caractère historique de cette journée.
Prenons le cas de quelqu'un qui aurait assisté à la bataille sans y participer physiquement. C'est le cas de Napoléon qui, de plus, faisait parti de ceux qui dirigeaient la bataille. Dans le Mémorial de Sainte-Hélène, Las Cases raconte qu'à propos de Waterloo Napoléon aurait dit bien des années plus tard : « Journée incompréhensible !… Concours de fatalités inouïes !… Grouchy !… Ney !… Derlon !… N'y a-t-il eu que du malheur !… Ah, pauvre France !… » Napoléon lui-même n'a pas compris pourquoi il avait perdu cette bataille. D'une certaine façon, l'historien voit mieux les évènements que les témoins.

2) La mémoire est recréation permanente.
L'historien ne peut s'en tenir sans prudence aux témoignages anciens. La situation du témoin ne se bonifie pas avec le temps. Le souvenir n'est pas un morceau intact du passé mais une évocation présente de ce dont on pense se souvenir. Il est cette réélaboration permanente qui interdit à tout homme de se souvenir de l'événement tel qu'il l'a vécu. Freud a bien montré que toute mémoire est fantasme, reconstruction par l'imagination.
Dans son livre Du témoignage, Jean Norton Cru, après analyse de nombreux témoignages de guerre, montre un processus de déformation systématique. Il compare les témoignages immédiats (lettres de soldats à leurs familles, par exemple) avec les témoignages plus tardifs (Mémoires). La mémoire tardive recrée ce qui lui manque et elle ne le fait pas n'importe comment. Elle prend pour cadre les schémas ayant officiellement cours selon le sujet concerné. Les témoins, en toute bonne foi, racontent qu'ils ont vu et accompli des choses conformes à ce que les livres racontent de leur guerre, choses pourtant en contradiction avec leur expérience réelle. Plus le temps passe, plus le témoin raconte ce qu'il faut raconter pour être socialement crédible. Il raconte la version officielle qui se trouve ainsi validée. Mieux vaut donc ne pas se fier par trop à la mémoire des témoins.

III La rationalité de l'histoire

1) Toute histoire est choix.
L'historien doit choisir parmi les faits. L'histoire n'est pas une chronique. La chronique fonctionne comme une collection de faits quotidiens où serait amassée, de façon systématique, la totalité de la vie de tous les habitants d'une ville, d'une rue ou d'un quartier. Ce projet est bien sûr trop démesuré pour être réalisable mais, surtout, il met sur le même plan la mort du chien de la voisine et l'effondrement du mur de Berlin. Si l'histoire est mémoire, elle doit être une mémoire sélective. L'historien ne s'intéresse pas à tous les faits mais seulement à ceux qui ont une incidence sur le futur. Ce qui l'intéresse est le jeu des causalités et il ne peut donc tenir compte de tout. Il doit accorder plus d'importance à certains faits qu'à d'autres. On s'aperçoit alors que la mémoire ne suffit pas à l'historien mais que l'histoire est aussi et surtout une activité rationnelle.

2) Mettre en relation les faits.
L'histoire est connaissance du passé et, en ce sens, il ne suffit pas de savoir (comme peut l'enseigner une histoire) que tel événement a eu lieu. Il lui faut aussi en connaître les causes ou les conséquences. Pour cela, il faut mettre en jeu des hypothèses explicatives, tenter de les vérifier et donc mettre en œuvre une méthode, toute chose que ne saurait faire une simple mémoire. Tout historien admet l'idée d'un déterminisme historique selon lequel tout effet (ici tout événement) doit avoir une cause. L'histoire n'est pas seulement l'affaire de la mémoire mais, encore une fois, celle de la raison qui formule des hypothèses, établit des analogies, hiérarchise les faits etc. L'historien cherche à donner du sens, ce qui n'est pas qu'affaire de mémoire.

3) La complexité de l'histoire.
Les faits historiques sont des faits humains qui ne se laissent pas expliquer simplement. L'historien va alors être celui qui se sert des méthodes de toutes les autres sciences (démographie, statistique, économie etc.). Il y a donc bien une méthodologie historique. L'essentiel, pour l'historien, est de savoir de quelle méthode se servir, laquelle est la plus pertinente pour le sujet qui l'occupe et il est peut-être le seul scientifique à se poser la question de la pertinence des outils dont il dispose, le seul à les remettre en question, le seul à les maîtriser vraiment. Il y a nécessairement un travail authentiquement philosophique derrière le travail de l'historien et celui-ci ne saurait se réduire à la simple mémoire.

Conclusion

Croire que la mémoire suffit à l'historien, c'est méconnaître le caractère scientifique de l'histoire. Certes, il faut bien, pour connaître le passé, que nous l'ayons gardé en mémoire sous formes de vestiges et de témoignages mais il faut qu'un travail soit effectué sur cette mémoire. Parce que les témoignages sont toujours subjectifs voire idéologiques, il faut un effort critique de l'historien. Parce que l'histoire n'est pas une simple mémoire du passé, il faut que l'historien mette de l'intelligibilité dans l'histoire en dégageant des relations de cause à effet. Si l'histoire est une mémoire collective, il s'agit d'une mémoire, filtrée, ré élaborée, produite par un travail de la raison.