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Ce logicien rigoureux n'a publié de son vivant qu'un seul livre, très court (75 pages), le Tractatus logico-philosophicus. Son influence a été néanmoins décisive au point qu'on le considère aujourd'hui comme un des philosophes majeurs du XXème siècle. |
Sommaire
Les sources de sa pensée.
La vie de Wittgenstein
Apport conceptuel.
La philosophie du Tractatus
De la logique de Frege à Wittgenstein
La philosophie de la logique et la théorie de la représentation
L'ontologie et la connaissance.
La "seconde philosophie de Wittgenstein"
Principales uvres.
Les sources de sa pensée.
Il fut l'élève de Bertrand Russell à qui il emprunte l'idée de l'atomisme logique. Il fut aussi influencé par le mathématicien, logicien et philosophe, Frege (1848-1925). Il a aussi lu Schopenhauer, Tolstoï et Les Évangiles.
La vie de Wittgenstein
Ludwig Wittgenstein est né en 1889 à Vienne, huitième et dernier enfant d'une famille d'ascendance juive convertie au catolicisme très cultivée et milliardaire. Son père, Karl, avait fait fortune dans la sidérurgie. Ludwig est élevé dans une maison connue à Vienne sous le nom de "Palais Wittgenstein", où l'art tient une place de choix, notamment la musique. Éduqué à la maison par des précepteurs jusqu'à l'âge de 14 ans, il fréquente ensuite pendant trois ans une école de Linz. Il commence des études d'ingénieur en aéronautique à Berlin et, en 1909, part pour Manchester (Angleterre) effectuer des recherches en aéronautique. Il invente en 1912 un prototype de moteur à réaction. Ce travail exige bien sûr beaucoup de mathématiques et Wittgenstein est fasciné par la puissance de celles-ci (mais constate aussi ses faiblesses) au point qu'il délaisse ses recherches et s'oriente vers l'étude du fondement des mathématiques.
Sur les conseils de Frege, qu'il va voir à Iéna, il s'inscrit au Trinity College de Cambridge au cours de Russell qu'il va suivre en 1912 et 1913. Il se lie d'amitié avec son professeur qui lui conseille de renoncer à l'aéronautique et devient aussi l'ami du philosophe G. E. Moore et de l'économiste Keynes. Après cinq trimestres à Cambridge, il part en Norvège où il construit une hutte où il vit solitaire.
Durant la première guerre mondiale, Wittgenstein s'enrôle dans l'armée autrichienne et c'est sur le front qu'il rédige l'unique ouvrage qui paraîtra de son vivant, le Tractatus logico-philosophicus, paru en 1921 après avoir été communiqué à Frege et Russell. Son frère Paul, pianiste de talent, perd son bras droit durant la première guerre mondiale. C'est pour lui que Ravel composera le Concerto pour la main gauche.
Prisonnier de guerre en Italie à partir de novembre 1918, Wittgenstein, libéré, ne rentre à Vienne qu'en août 1919. Il a, depuis 1913, hérité de la fortune de son père mais il décide d'y renoncer au profit de ses frères et surs. Le Tractatus logico-philosophicus prétend que la philosophie, dans ses efforts pour montrer les pièges du langage, se condamne au silence. Jusqu'en 1929, Wittgenstein conforme sa vie à cette conclusion et renonce à la philosophie. Il devient alors instituteur de campagne (1919-1926) puis architecte (il sera l'architecte et le maître d'uvre de la maison de sa sur à Vienne). Il fait alors la connaissance de Moritz Schlick, futur fondateur du Cercle de Vienne. C'est avec lui et aussi Carnap, Waismann et Feigl qu'il reprend goût aux discussions philosophiques.
En 1929, il regagne le Trinity College de Cambridge où, ayant fait accepter son Tractatus comme thèse, il reçoit le grade de Docteur. Il va y enseigner comme fellow jusqu'en 1939 avec une interruption d'une année (1936) où il séjourne dans la cabane solitaire qu'il s'est construite en Norvège. Les cours de Wittgenstein sont uniques en leur genre. Il ne fait pas d'exposés magistraux mais réfléchit tout haut, souvent en suscitant la discussion avec ses étudiants qui se réunissent dans son appartement à Trinity College. Ces derniers apportent leur chaise ou s'assoient sur le plancher. Après son cours, Wittgenstein va au cinéma voir un Western pour se détendre. A partir des leçons de Cambridge, le bruit se développe qu'il élabore une philosophie très différentes de celle du Tractatus. Les étudiants de 1933-1934 ayant des notes de ses cours, des copies circulèrent sous le nom de Cahier bleu. Un autre manuscrit est élaboré l'année suivante, le Cahier brun
En 1939, il doit succéder à Moore comme titulaire d'une chaire de philosophie à Cambridge mais la guerre éclate. Naturalisé britannique depuis 1938, il est mobilisé dans les services de santé à Londres.
Après la guerre, Wittgenstein retourne enseigner à Cambridge jusqu'en 1947, année où il démissionne pour se consacrer à ses recherches. Ses orientations philosophiques ont changé au point qu'on parle de "seconde philosophie de Wittgenstein". De 1936 à 1949, il rédige ses Investigations philosophiques. Il se retire en Irlande pour écrire, voyage aux Etats-Unis (1949). Atteint d'un cancer incurable, il s'installe en 1951 chez son médecin à Cambridge pour y mourir le lendemain de son 62ème anniversaire. Ses derniers mots furent "Dites leur que cette vie a été pour moi merveilleuse". Ses nombreux recueils seront publiés à titre posthume: Le cahier bleu et Le cahier brun (1958), Remarques philosophiques (1964), De la certitude (1969).
Apport conceptuel.
1) La philosophie du Tractatus.
Le Tractatus logico-philosophicus est un ouvrage très court mais déconcertant car il se présente sous la forme d'une suite d'aphorismes. Il s'agit de répondre à la question "Que peut-on exprimer ?". Wittgenstein y montre que le seul usage correct du langage est d'exprimer les faits du monde, que les règles a priori de ce langage constituent la logique (celle issue de Frege et de Russell), que le sens éthique et esthétique du monde relève de l'indicible et que la philosophie, parce qu'elle essaie de montrer les pièges du langage, est condamnée au silence.
L'ouvrage est divisé en sept parties, d'où sept aphorismes principaux, numérotés de 1 à 7 :
- "Le monde est tout ce qui arrive."
- "Ce qui arrive, le fait, est l'existence d'états de choses."
- "Le tableau logique des faits constitue la pensée."
- "La pensée est la proposition ayant un sens."
- "La proposition est une fonction de vérité des propositions élémentaires."
- Le sixième aphorisme indique la forme générale d'une fonction de vérité.
- "Ce dont on ne peut parler, il faut le taire."
On voit que les deux premiers aphorismes posent l'état du monde, que les quatre suivants pensent l'image du monde qui n'est autre que la pensée logique et que le dernier (qui clôt l'ouvrage) porte sur les limites du discours logique.
Sous chacun des aphorismes principaux (excepté le dernier) apparaissent des commentaires dont le niveau d'approfondissement est marqué par la numérotation. Par exemple 1.1 est le commentaire de 1, 1.11, 1.12 et 1.13 sont les commentaires de 1.1 etc.a) De la logique de Frege à Wittgenstein
Frege et Russel ont développé la logique propositionnelle. Qu'est-ce qu'une proposition ? En première approximation, il s'agit d'une phrase. Néanmoins toute phrase n'est pas une proposition. Un ordre "il faut aller te coucher" ou une question "d'où viens-tu ?" ne sont pas des propositions car elles ne peuvent être considérées comme vraies ou fausses. De plus, une phrase comme "si je deviens riche, alors je m'achèterai un château" est formée de deux propositions : "je deviens riche", "je m'achèterai un château" reliée par un lien de connexion "si alors". Une proposition est donc un énoncé capable d'autonomie grammaticale. "Brutus tua César" et "Brutus occidit Caesarem" sont deux phrases différentes mais non deux propositions différentes puisqu'elles ont exactement le même sens. Une proposition est donc considérée selon sa signification et non comme un ensemble de sons.
Frege a inventé un système symbolique pour formaliser le langage ordinaire. La distinction grammaticale entre sujet et prédicat propre à la logique héritée d'Aristote est remplacée par une distinction entre fonction et argument. Par exemple, la phrase "César conquit la Gaule" signifie le résultat :
- Soit de la fonction "x conquit la Gaule (complétée par "César" comme argument).
- Soit de la fonction "César conquit x" (complétée par "la Gaule" comme argument).
- Soit de la fonction "x conquit y (complétée par les arguments "César" et "la Gaule")
Pour Frege "César conquit la Gaule" dénote le vrai et "Pompée conquit la Gaule" dénote le faux ; les valeurs de la fonction "x conquit la Gaule" pour différents arguments sont toujours des valeurs de vérité (vrai ou faux).
Dans la théorie classique du syllogisme, la validité des inférences résulte de la disposition correcte du sujet et du prédicat :
Tout M est P
Or S est M
Donc S est P
Frege place au centre de la logique des types d'inférence qui ne dépendent plus de la division en sujet et prédicat. L'inférence "Si les oiseaux peuvent voler, c'est que les oiseaux ont des ailes ; or les oiseaux peuvent voler, donc les oiseaux ont des ailes" est donc de la forme "Si p alors q, or p donc q"
Dans le calcul propositionnel apparaissent deux types de symboles : les variables (p, q, r etc.) et les constantes qui correspondent à des conjonctions telles que et, ou, si alors etc.
Le calcul propositionnel permet de formaliser un grand nombre d'arguments. Par exemple :
Socrate est vivant ou mort
Or Socrate n'est pas vivant
Donc Socrate est mort
se formalise par "si p ou bien q et pas p alors q". Cet argument est toujours valide et sa validité n'a rien à voir avec Socrate, la vie ou la mort car quelles que soient les valeurs de p ou q, le raisonnement tout entier est toujours valide.
Frege a systématisé la logique propositionnelle. Il montre que toutes ces vérités logiques peuvent être organisées en un système axiomatique comme la géométrie euclidienne.
En lui-même, le calcul propositionnel n'est pas assez riche pour symboliser le syllogisme classique:
Tous les hommes sont mortels
Or Socrate est un homme
Donc Socrate est mortel.
Cependant nous pouvons exprimer la proposition "tous les hommes sont mortels" par "Pour tout x, si x est un homme, x est mortel" à quoi on rajoutera "or x est un homme donc x est mortel". Ainsi, en ajoutant au calcul propositionnel le quantificateur universel (avec des règles pour son emploi), Frege développe un système de logique complet.
Wittgenstein, comme Frege, accorde un rôle fondamental en logique aux connectifs si alors, non, et, ou bien, ainsi qu'aux quantificateurs. Il y ajoute le signe d'identité et les appelle les constantes logiques. Il a, de plus, inventé un procédé formel appelé tables de vérité qui permet de définir les constantes logiques. Par exemple :
p q p et q V
F
V
FV
V
F
FV
F
F
Fmontre que "p et q" est vrai quand p et q sont tous deux vrais et faux dans tous les autres cas. La valeur de vérité de "p et q" est déterminée sans ambiguïté par les valeurs des propositions qui la composent. De la même façon, on peut définir le "ou inclusif" de la façon suivante :
p q p ou q V
F
V
FV
V
F
FV
V
V
FEn utilisant de façon répétée les connectifs on peut constituer de très longues expressions. Or, en construisant des tables de vérité pour des expressions complexes, nous découvrons que certaines d'entre elles prennent la même valeur de vérité quelle que soit la valeur de chacune des propositions :
p non p p ou non p V
FF
VV
VUne expression vraie pour toutes les possibilités de vérité de ses propositions élémentaires est appelée tautologie. Une proposition fausse pour toutes les possibilités de vérité est appelée contradiction
Pour Wittgenstein, toutes les propositions de la logique sont des tautologies. Il est possible de montrer que toutes les formules du calcul propositionnel qui sont des tautologies d'après les tests de Wittgenstein sont, soit des axiomes, soit des théorèmes du système de Frege.
Quel rapport y a-t-il entre l'écriture formelle de Frege et le langage ordinaire ? L'écriture formelle est un moyen de distinguer des choses qui, dans le langage ordinaire, apparaissent comme confuses. Wittgenstein remarque, par exemple, que, dans le langage ordinaire, le mot "est" possède trois significations différentes qui correspondent à trois symboles différents. Parfois il est la copule reliant un sujet et un prédicat (Socrate est en train de philosopher), parfois le signe de l'identité (deux fois deux, c'est quatre), parfois l'existence (il est des démons). Les inférences de forme "S est P" différent selon le sens de "est". Ainsi nous avons besoin d'un langage qui n'emploie jamais le même signe avec des modes de signification différents, un langage gouverné par la logique. Mais, selon Wittgenstein, la notation de Frege échoue dans sa tentative d'exclure toute erreur.
Chez Frege, "Socrate" et "le professeur de Platon" sont traités comme la même sorte de symbole. Déjà Russell avait soutenu que c'était une faute. "Socrate" est un nom propre, "le professeur de Platon" n'est pas un nom puisque cette expression se divise en parties. Ainsi, "l'auteur de Hamlet était un génie" n'est pas de même forme que "Shakespeare était un génie" puisque, pour que la première phrase soit vraie, il faut qu'un et un seul individu ait écrit Hamlet. Russell analyse la phrase ainsi :
(1) x écrivait Hamlet
et (2) pour tout y, si y écrivait Hamlet, y est identique à x
et (3) x était un génie
(1) exprime qu'au moins un individu a écrit Hamlet et (2) qu'au plus un individu a écrit Hamlet.
Pour comprendre l'intérêt d'une telle analyse, il faut examiner des phrases non vraies :
(A) Le souverain de la Grande Bretagne est de sexe mâle
(B) Le souverain des États-Unis est de sexe mâle
Aucune de ces deux phrases n'est vraie mais pour des raisons très différentes. Pour la première, c'est parce que c'est une femme, pour la seconde, parce qu'il n'existe pas de "souverain" des Etats-Unis. Si on analyse (A) et (B) selon la technique précédente, (A) est faux à cause de la proposition (3), alors que B est faux à cause de la proposition (1). Pour Russell, la phrase (B) est positivement fausse car sa négation "Le souverain des Etats-Unis n'est pas de sexe mâle" est tout aussi positivement fausse. Une phrase du style "Zotlicus était un génie" n'est pas réellement une phrase et n'est donc ni vraie ni fausse puisque jamais personne de ce nom n'a existé.b) La philosophie de la logique et la théorie de la représentation.
Aux yeux de Wittgenstein, les seules propositions qui trouvent leur place en logique sont des tautologies qui n'expriment rien au sujet du monde car elles sont vraies à propos de n'importe quoi. Par exemple "il pleut ou il ne pleut pas" ne me dit pas quel temps il fait mais montre que "il pleut" et "il ne pleut pas" se contredisent l'un l'autre. La distinction entre "dire" et "montrer" est fondamentale.
Soit les énoncés suivants : "Si c'est dimanche, les magasins sont fermés"; "c'est dimanche"; "les magasins sont fermés". L'ensemble de ces trois propositions est une tautologie qui ne me dit rien du monde mais qui montre quelque chose concernant les propriétés du langage. Elle montre que la troisième proposition est une conséquence des deux premières. Pourquoi affirmer que ce ne peut pas être dit ? Pour que quelqu'un comprenne ce que nous avons écrit il faut qu'il considère ce qui est mis entre guillemets comme des phrases françaises et non comme une succession de signes sans signification. Mais pour cela, il faut qu'il connaisse le français et donc les règles qui régissent cette langue. Mais s'il connaît ces règles, il sait déjà que la troisième phrase est la conséquence des deux premières et donc, en réalité, aucune information ne lui a été donnée. Notre tautologie n'a rien dit.
Toute proposition montre ses propriétés logiques mais les propositions du langage ordinaires ne le montrent que de façon obscure. La philosophie de la logique doit construire une symbolique qui n'utilise jamais le même signe pour des symboles différents.
Le Tractatus propose comme idée fondamentale que les constantes logiques n'ont pas de sens propre c'est-à-dire qu'elles ne sont pas des substituts d'une réalité.
D'abord, rien dans la réalité ne correspond au signe de négation. Si nous sommes tentés de penser autrement, c'est que nous confondons le fait que p ne se passe pas avec ce qui se passe en lieu et place de p (par exemple, confondre le fait négatif que la rose n'est pas rouge avec le fait positif qu'elle est blanche).
Ensuite, les connectifs "et", "ou" etc. n'expriment que des relations. La preuve en est qu'ils nécessitent des parenthèses pour exprimer leur étendue et que, de plus, ils peuvent être définis l'un par l'autre.
Les quantificateurs, eux aussi, peuvent se définir entre eux et doivent donc disparaître dans la symbolique idéale.
Enfin, le signe d'identité (=) n'est pas une relation entre les objets. Dire que deux choses sont identiques est un non-sens et dire qu'une chose est identique à elle-même, c'est ne rien dire du tout. Certes, dans la vie de tous les jours, un homme peut avoir plusieurs noms et plusieurs hommes peuvent porter le même nom mais nous parlons ici de principes de notation idéale.
Le Tractatus introduit la théorie de la "proposition-représentation. Les représentations sont les peintures, les photos etc. mais aussi les sculptures, les modèles tridimensionnels. Toute représentation peut être exacte ou inexacte. Il faut considérer toute représentation selon deux points de vue : celui de ce que représente la représentation et celui de la manière correcte ou incorrecte dont elle représente.
Pour que A représente B, A ne peut être identique à B (sinon il s'agirait de B et non de sa représentation) mais il ne peut être entièrement différent de B (sans quoi il ne le représenterait pas). Ce que A a en commun avec B est "la forme de représentation" ; ce qui fait que A diffère de B, c'est le "mode de représentation". Par exemple, un dessin d'un paysage a pour forme de représentation la spatialité commune au paysage et au dessin ; le mode de représentation, lui, appartient en propre au dessin, indépendamment du sujet représenté : les conventions d'échelle, de perspective, d'ombres etc. Une représentation est plus ou moins semblable à ce qu'elle représente mais il y a toujours un minimum que les deux doivent avoir en commun : la forme logique. Les éléments de la représentation doivent donc pouvoir se combiner les uns avec les autres selon le modèle de relations qui existe entre les éléments de la réalité. Par exemple, dans une partition l'ordre des notes de gauche à droite dans l'espace représente l'ordre des sons dans le temps. L'arrangement spatial fait partie du mode de représentation (les sons ne sont pas dans l'espace) mais la succession est commune.
La représentation est vraie lorsque son sens s'accorde avec la réalité et fausse dans le cas contraire. C'est dire qu'aucune représentation ne montrer par elle-même si elle est vraie ou fausse : pour cela il faut la comparer avec la réalité.
Pour Wittgenstein, les pensées sont les représentations logiques par excellence. De la même façon que nous ne pouvons faire la représentation spatiale de quelque chose qui enfreindrait les lois de la géométrie, la pensée ne peut représenter quelque chose qui contredirait les lois de la logique. Mais alors la pensée ne peut se représenter la logique car c'est au contraire la logique qui est forme de représentation de la pensée.
Puisque, pour déterminer si elle est vraie ou fausse, toute représentation doit être comparée à la réalité, il ne peut y avoir une pensée dont la vérité puisse être reconnue à partir de la pensée elle-même. La pensée apparaît comme le trait d'union entre les propositions et les états de choses. Le signe propositionnel (la phrase écrite ou parlée) est une projection d'un état de choses possible. La pensée transforme le signe propositionnel en proposition, raison pour laquelle Wittgenstein parle parfois de la proposition comme d'une pensée et pas seulement comme l'expression d'une pensée.
Dans un langage idéal, les éléments d'une proposition correspondraient aux éléments de la pensée qui, à leur tour, correspondraient aux objets de l'état de choses. Dans le langage quotidien la forme de la pensée est masquée par les phrases car " les conventions de notre langage sont extraordinairement compliquées ". Une analyse philosophique est nécessaire pour révéler la forme logique réelle derrière les apparences du langage ordinaire.
Un nom ne peut avoir qu'un seul lien avec la réalité : ou il désigne quelque chose ou il n'est pas un symbole signifiant. Une proposition, en revanche, ne cesse pas d'avoir une signification quand elle cesse d'être vraie. Les deux pôles d'une proposition (cas de sa vérité, cas de sa fausseté) constituent le sens d'une proposition. Comprendre un nom, c'est comprendre sa référence, comprendre une proposition, c'est comprendre son sens. Pour qu'on puisse comprendre la référence d'un nom, celle-ci doit être expliquée ; ce n'est pas le cas pour le sens d'une proposition : la compréhension d'une proposition surgit de la compréhension de ses parties constituantes. C'est pourquoi nous pouvons comprendre une proposition que nous n'avons jamais entendue et dont nous ignorons la valeur de vérité.
Une proposition, à la différence d'un nom, doit avoir des parties qui peuvent avoir des occurrences dans d'autres propositions. Mais un simple ensemble de mots ne peut exprimer un sens. Pour avoir un sens, les mots doivent être mis ensemble d'une façon déterminée. Parmi les éléments de la proposition, il y a les signes simples, non analysables : les noms. La connexion entre un nom et ce qu'il désigne est une question de convention arbitraire. Une proposition n'est pas seulement un ensemble de noms. En plus de relier les noms aux objets nous devons mettre les "relations" entre les noms dans la proposition en corrélation avec les relations entre les objets dans les faits, là aussi par une règle arbitraire. Une fois ces conventions établies, une convention nouvelle n'est plus nécessaire. C'est ainsi qu'il est possible de comprendre une proposition nouvelle sans explication.
Chaque proposition a des particularités accidentelles et essentielles. Les particularités accidentelles résultent des conventions propres au langage particulier. Les particularités essentielles sont celles sans lesquelles la proposition ne peut exprimer son sens et sont constituées par la forme logique que la proposition a en commun avec la situation qu'elle représente. La relation entre la proposition et la situation n'est pas causale ou contingente mais interne. La structure logique d'une proposition est une propriété interne c'est-à-dire qu'il est impensable qu'une proposition reste la même avec une structure différente.
Quelque chose ne peut être dit que si un auditeur est capable de saisir ce qui est communiqué sans connaissance préalable de sa valeur de vérité. En conséquence, la possession d'une relation interne n'est pas quelque chose qui peut être dit. S'il est impensable qu'une chose n'ait pas telle ou telle propriété, on n'ajoute rien en disant qu'elle a cette propriété. Les relations internes doivent être montrées et non dites.
Chaque proposition décrit un état de choses possible mais pas nécessairement un état de choses réel. Ceci dit, une proposition étant donnée, il est clair que, soit elle-même, soit sa négation décrit un état de chose réel. Il n'y a pourtant aucun moyen de découvrir à partir de la proposition elle-même si elle est vraie ou fausse. Pour ce faire, on doit la comparer à la réalité. Une proposition peut être vraie ou fausse et elle est indépendante de l'état de choses réel qui, si elle est vraie, lui donne sa vérité. En d'autres termes, une proposition ne peut contenir son sens sans quoi elle serait toujours vraie. C'est la réalité de son sens qui la rend vraie. Une proposition ne pourrait être vraie a priori que s'il était possible de reconnaître sa vérité en n'étudiant que la proposition sans la comparer au monde. Ceci est incompatible avec la thèse de l'indépendance des propositions par rapport à la réalité. Toutes les propositions authentiques sont contingentes (elles peuvent être vraies ou fausses), ce qui n'est pas le cas des tautologies (qui, nous l'avons vu, sont toujours vraies). Les propositions logiques ne disent rien (elles sont, en langage kantien, analytiques). Une tautologie ne peut être dite vraie puisqu'elle ne peut jamais être fausse, puisqu'on ne peut la comparer à la réalité.c) L'ontologie et la connaissance.
Le monde est, dit Wittgenstein, "l'ensemble des faits, non pas des choses". Ces faits peuvent être plus ou moins complexes mais on peut les découper en faits simples (on songe aux faits atomiques de Russell). A chaque paire de propositions contradictoires (par exemple, "il pleut", "il ne pleut pas") correspond un et un seul fait par rapport auquel une des propositions est vraie et l'autre fausse. L'existence d'un fait atomique est un fait positif, sa non-existence un fait négatif. Ces faits simples, ou atomiques, Wittgenstein les appelle "états de choses" et l'état de choses est lui-même "une liaison d'objets". Un objet est donc un constituant possible d'un fait atomique ou, pour le dire autrement, les choses sont données dans une certaine relation (par exemple la relation entre un objet et une couleur), l'ensemble de ces relations formant la structure logique du monde.
Par nos paroles, nous nous faisons des "tableaux" des faits c'est-à-dire que nos représentations sont une transposition de la réalité où les éléments sont aussi reliés les uns aux autres.
Tout ce que peut faire le langage est donc d'énoncer des faits : "la tomate est rouge", "le vase est sur la table" etc. et, pour que ce que nous disons corresponde à la réalité, il faut que le langage ait une structure commune avec le réel. Cette structure est la logique qui n'est donc pas seulement ce qui gouverne le langage mais aussi ce qui limite notre monde.
Aux états de choses qui sont des enchaînements d'objets simples correspondent des propositions élémentaires qui revendiquent l'existence d'états de choses. Le monde peut être entièrement décrit en répertoriant toutes les propositions élémentaires et en répertoriant ensuite celles d'entre elles qui sont vraies et celles qui sont fausses.
Le seul usage correct du langage est d'exprimer les faits du monde.
Les mathématiques énoncent des propositions "dénuées de sens". Ce sont en effet des tautologies. Par exemple, dire "2+2=4" est vide de sens. 4 n'ajoute rien à 2+2 qui n'est qu'une autre façon de dire 4.
Puisque le seul usage correct du langage est d'exprimer les faits du monde, seules les sciences de la nature sont habilitées à dire ce qui est vrai ou faux. Elles comprennent en effet en majorité des propositions véritables. La loi de l'induction, par exemple, est une proposition véritable et non une tautologie. Que le soleil se lèvera demain est une hypothèse incertaine.
Tout ce qui est hors de ces faits (les valeurs, le bien, le beau, Dieu), bref tout ce qui relève de l'éthique ou de l'esthétique, ne peut être objet de science. Ainsi, tout ce qui est en réalité le plus important dans la vie réside en dehors du monde et, à strictement parler, ne peut être dit (c'est-à-dire être dit d'une façon qui fasse sens), est impensable. Nous ne pouvons dire le beau ou Dieu. Wittgenstein ne vise nullement ici à discréditer la métaphysique (contrairement à ce que voudront lui faire dire les penseurs du Cercle de Vienne) mais il veut montrer l'importance de l'indicible et de l'impensable de manière mystique.
Qu'en est-il alors de la philosophie ? La philosophie essaie de dire ce que justement le langage ne peut pas dire. La philosophie n'est pas qualifiée à dire quelque chose du monde parce que le langage qu'elle utilise n'a pas la clarté du langage logique. Les philosophes deviennent la proie des pièges que la langue leur tend. Il faut donc au philosophe une langue claire et précise et, pour Wittgenstein, la philosophie doit être cette activité de clarification du langage. La philosophie doit montrer la forme logique de la réalité mais, nous l'avons vu, "ce qui peut être montré ne peut pas être dit". En voulant montrer l'indicible, le philosophe se condamne au silence, comme en témoigne l'aphorisme qui clôt le Tractatus
On peut du reste appliquer ceci au Tractatus lui-même. Il est écrit dans une langue. Que dire des phrases qui cherchent à dire ce qui ne peut être dit ? Elles sont aussi dénuées de sens.
2) La "seconde philosophie de Wittgenstein".
Wittgenstein s'aperçoit que le langage a d'"innombrables et diverses sortes d'utilisation.". Il ne s'agit donc plus de fixer l'usage correct du langage (dont le modèle idéal était celui de la logique symbolique) mais d'étudier les multiples façons dont les hommes l'utilisent.
À l'image du langage comme "tableau" se substitue l'idée du "jeu".
En logique, on ne considère que les énoncés déclaratifs : "cette fleur est jaune", "Aujourd'hui il fait beau" etc. Mais il existe bien d'autres façons d'utiliser le langage. Par exemple je peux exprimer un commandement ou une requête ("Viens ici", "reste tranquille"), faire des conjectures, inventer une histoire, remercier, saluer, prier etc. Généralement la situation me permet de comprendre de telles phrases sans problème. Si, par exemple, je dis "passe-moi le sel" c'est parce que je suis à table avec des convives et il n'y a pas d'ambiguïté. Cependant il existe des phrases ambiguës. Si je dis, par exemple, "Pierre a monté une horloge dans son grenier", cela signifie-t-il que Pierre a déplacé l'horloge d'un lieu à un autre ou qu'il a un atelier d'horlogerie dans son grenier ? Pour que l'énoncé ne soit pas ambigu, il nous faut d'autres informations. Qui énonce la phrase ? Dans quelles circonstances ? Wittgenstein insiste sur les dimensions non linguistiques du langage. En parlant, nous ne faisons pas qu'énoncer des faits. Wittgenstein présente le langage comme un éventail de jeux dont chacun possède ses propres pièces et ses propres règles. Reprenant la comparaison énoncée par Saussure, on peut dire que, de même qu'au jeu d'échec la valeur d'une pièce est donnée par l'ensemble de ses relations aux autres pièces, la valeur d'un mot n'a de sens que dans le cadre du "jeu" dans lequel il apparaît. Parler une langue fait toujours partie d'un ensemble d'activités communes, d'une manière de vivre en société que Wittgenstein appelle une "forme de vie". C'est par les jeux de langage que le langage est lié à la vie. Même un simple nom n'est un nom que dans un jeu de langage. La signification d'un signe est son rôle dans un tel jeu. Wittgenstein fait la liste des jeux de langage. Parmi ceux-ci citons-en quelques exemples : le commandement, la description, la formation et l'examen d'une hypothèse, l'invention d'histoires, la découverte d'énigmes, la traduction d'une langue dans une autre, l'expression d'une sensation etc. Il faut étudier les usages du langage à partir du contexte d'une forme de vie. Il faut faire attention aux différents usages des phrases car c'est cela qui constitue un jeu de langage.
On pourrait imaginer un langage privé dans lequel une personne exprimerait ses expériences intérieures pour son seul usage. Un langage privé est un langage dont les mots "se rapportent à ce qui ne peut être connu que de la personne qui parle : à des sensations personnelles immédiates."
Certaines doctrines philosophiques (notamment empiristes) pensent que nous ne pouvons connaître que nos propres expériences et que, donc, un langage privé est possible.
Pour Wittgenstein la notion de langage privé repose sur deux erreurs :
- La première erreur est de croire que toute expérience est personnelle. Wittgenstein critique la théorie selon laquelle quelqu'un ne saurait ce que signifie la douleur qu'à partir de ses propres expériences douloureuses car alors on ne pourrait enseigner la signification du mot "douleur" à un homme. On peut certes donner un nom à une sensation mais ceci suppose une préparation qui n'est possible que dans un langage public.
- De plus, qui pourrait alors vérifier que cette personne qui aurait un langage privé respecte les lois de son propre langage ? Si j'utilise un mot incorrectement, autrui peut me le faire savoir, ce qui n'est pas le cas dans le langage privé.
Le langage privé est donc un mythe et le subjectivisme est un leurre. La signification des mots n'est pas un acte interne et personnel du locuteur.
Les jeux du langage ont leurs règles et c'est la tâche du philosophe que de décrire la "grammaire" de nos jeux de langage.
Les principales uvres.
- Tractatus logico-philosophicus (1921)
- Investigations philosophiques (1936-1949, publiées en 1953)
- Le cahier bleu et Le cahier brun (1933-1935, publiés en 1958)
- Remarques Philosophiques (publiées en 1964)
- De la certitude (1950-1951, publié en 1969)
Index des auteurs