A-t-on le droit de se taire quand on connaît la vérité ?


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Analyse du sujet

Les mots du sujet

Se taire, c'est évidemment ne pas dire. Connaître la vérité, c'est savoir. Se taire quand on connaît la vérité constitue ce qu'on appelle en morale le mensonge par omission. Il s'agit donc de s'interroger sur un cas particulier de mensonge.

Le sens du problème

La question posée est celle du "droit" c'est à dire de la légitimité. Est-il légitime de mentir par omission ? Est-ce moral, sinon toujours au moins parfois ? La question est donc de savoir s'il y a vraiment un devoir de vérité (et en ce cas il est sans exception car tout devoir est absolu) ou si, au contraire, il est parfois moral de ne pas dire. La question est celle de la véracité. Faut-il toujours être vérace ou a-t-on parfois le droit de s'abstenir et alors quand ce droit existe-t-il ?

Présupposé de la question

Ici il n'y en a pas.

Réponse spontanée

Le mensonge par omission est un mensonge. Spontanément nous le condamnons. La réponse spontanée est donc négative.

Plan rédigé

Introduction.

Toute une tradition fait de la vérité un devoir : le christianisme considère que tout mensonge, y compris celui par omission, est un pêché. Quant au philosophe, n'est-il pas celui qui aime et se doit d'enseigner (donc de dire) la vérité ? Pourtant, en même temps, il nous arrive d'affirmer que toute vérité n'est pas bonne à dire et il existe des circonstances où je sais pertinemment que dire la vérité nuira à autrui. Que faut-il alors en penser : Y a-t-il un devoir absolu de vérité ou est-il parfois moral de taire ce qu'on sait ? L'enjeu de cette question est celui de nos devoirs envers autrui, s'il est vrai que la parole est un acte social. Il est clair qu'il existe des circonstances où ne pas dire la vérité est une lâcheté mais faut-il en conclure que la véracité est un devoir c'est à dire un impératif universel ? Si on peut légitimer le mensonge par omission, alors en quelles circonstances et selon quels critères est-ce possible et quelles en sont les conséquences sur la morale ?

I Le devoir de vérité.

1) Il est des vérités qu'on n'a pas le droit de taire.
Il existe des vérités pour lesquelles ce serait une faute que de se taire. Comment appelle-t-on la vertu qui consiste à dire la vérité quand on la connaît ? André Comte-Sponville l'appelle la bonne foi. L'homme de bonne foi dit ce qu'il pense être vrai (à tort ou à raison) et pense vrai ce qu'il dit. C'est l'homme sincère.
Or, on oppose ordinairement la sincérité à l'hypocrisie et au mensonge, termes qui ont une connotation négative au plan moral. S'il est vrai que la philosophie est l'amour de la vérité, cette vertu semble être la vertu philosophique par excellence.
Il est clair qu'il est des cas où ne pas dire la vérité est une lâcheté et la dire une forme de courage. C'est ce que souligne Sartre. Présentant la revue Les Temps Modernes, Sartre souligne le devoir de vérité de l'écrivain qui se doit de dénoncer tout scandale qu'il connaît au point que le silence est une sorte de complicité du crime : " L'écrivain est en situation dans son époque : chaque parole a des retentissements. Chaque silence aussi. Je tiens Flaubert et Goncourt pour responsables de la répression qui suivit la Commune parce qu'ils n'ont pas écrit une ligne pour l'empêcher. Ce n'était pas leur affaire dira-t-on ? Mais le procès de Calas, était-ce l'affaire de Voltaire ? La condamnation de Dreyfus, était-ce l'affaire de Zola ? L'administration du Congo, était-ce l'affaire de Gide ? Chacun de ces auteurs, en une circonstance particulière de sa vie, a mesuré sa responsabilité d'écrivain. " (Situations, II) Ainsi, la responsabilité de l'écrivain est de dire la vérité quand il la connaît.
Dans bien des circonstances, nous reprochons aux hommes d'avoir tu quand ils savaient. Quand les responsables d'EDF ont tu la vérité sur le nuage radioactif issu de l'accident de Tchernobyl survolant le territoire français, nous avons crié au scandale. Le mensonge d'État (fût-il par omission) nous révolte et quand la vérité éclate notre conscience morale est heurtée par tout ce qu'on nous a caché. Nous attendons de nos dirigeants qu'ils nous disent la vérité même, et surtout, si elle n'est pas "bonne à entendre". Il nous semble ici que le proverbe ment : toute vérité est bonne à dire si notre vie ou l'exercice de notre citoyenneté sont en cause. Il y va de l'exercice de la démocratie.
De même, il nous semble y avoir un devoir de vérité en histoire. Celui qui a vécu les drames de l'histoire se doit de témoigner par respect envers les victimes. Quant aux témoins dans un procès, il est de leur devoir de dire toute la vérité. De la personne qui sait pertinemment que l'enfant de son voisin est battu et qui n'alerte personne, on dira qu'elle est coupable de non-assistance à personne en danger. Les exemples abondent.
Il y a donc bien des vérités qu'on n'a pas le droit de taire. Mais faut-il en conclure que ce serait le cas de quelques vérités (mais alors lesquelles ? Selon quels critères les déterminer ?) ou notre devoir de dire est-il universel ? Du reste un devoir est universel ou n'est pas. C'est en tout cas ce que pense Kant.

2) Le devoir de vérité est absolu.
Dans l'opuscule Sur un prétendu droit de mentir par humanité, Kant défend l'universalité du devoir de vérité.
Il part de l'examen d'un exemple extrême, mais c'est justement son caractère extrême qui le rend exemplaire. Supposons que quelque criminel me somme de dire quelque chose qui met ma vie ou celle d'un autre en danger. Par exemple il me force à avouer où se cache mon ami pour le tuer. Ai-je le droit de me taire (voire de mentir) ou dois-je quand même dire la vérité ?
Kant répond que la véracité dans ses déclarations est un devoir absolu de l'homme envers chacun, si grave soit le préjudice qui peut en résulter pour lui. Si, en ne disant pas la vérité, je ne commets, certes, aucune injustice à l'égard du criminel qui me force à parler, j'en commets néanmoins une envers la morale c'est à dire envers l'humanité. C'est en effet la grandeur de l'homme que de pouvoir fonder une morale puisque celle-ci est l'œuvre de la raison, faculté qui nous distingue de l'animal. Agir contre la morale c'est donc porter atteinte à l'humanité elle-même. Dès lors il est faux de dire que la vérité puisse nuire aux hommes. C'est au contraire le mensonge (même par omission) qui nuit à l'humanité et donc à autrui. Même si se taire ne nuit pas à un individu en particulier, cela nuit à l'humanité toute entière. Il faut bien voir, en effet, qu'admettre même une seule infraction à la morale, c'est créer un précédent qui conduit à admettre toutes les infractions. Il n'y a plus de limite. La morale s'écroule et, puisqu'elle nous distinguait de la bête, ce qui en résulte est un retour de l'homme à l'animalité.
Kant ajoute que le mensonge par bonté d'âme peut même, par accident, tomber sous le coup de la loi civile. Or, ce qui n'échappe à la sanction que par accident est injuste. Le droit a valeur universelle. Une action ne saurait être juste dans certains cas et injuste dans d'autres.
Si, par mensonge, on empêche quelqu'un d'agir alors qu'il s'apprête à commettre un meurtre on est alors juridiquement responsable de toutes les conséquences qui pourraient en découler. En revanche, si l'on s'en tient à la stricte vérité, la justice publique ne peut s'en prendre à nous, quelles que puissent être les conséquences imprévues qui en résultent. Dans notre exemple, le meurtrier seul est responsable. Il est possible qu'après avoir répondu loyalement par l'affirmative au meurtrier qui demande si mon ami est dans ma maison, ce dernier en soit sorti sans qu'on le remarque et que le forfait n'ait pas lieu. Mais si, faute d'avoir dit la vérité, le meurtrier rencontre par hasard mon ami, alors c'est moi qui suis responsable du crime. En effet, si j'avais dit la vérité, peut-être le meurtrier aurait pu être arrêté par un voisin accouru et le crime aurait alors pu être empêché. Celui qui ment, même avec générosité, doit répondre des conséquences de son mensonge même devant les tribunaux civils. La véracité est un devoir et si on admet la moindre infraction au devoir, celui-ci s'effondre.
Dans une nouvelle intitulée Le Mur, Sartre raconte une histoire qui ressemble à l'exemple kantien. Un résistant est arrêté et ses bourreaux le forcent à dire, sous peine de mort, où sont cachés ses amis. Le résistant donne une fausse adresse. Par malheur, entre temps ses amis ont changé de cachette et se trouvent justement à l'adresse donnée aux bourreaux. Ils sont arrêtés. Selon Sartre, le héros de cette histoire a fait preuve de mauvaise foi. Il a voulu se donner un délai. Il a refusé sa mort. Il ne devait pas mentir. Pour Sartre, du reste, il ne devait pas non plus dire la vérité. Il devait justement se taire. Kant va beaucoup plus loin. Nous n'avons pas le droit de nous taire car se taire est encore mensonge. Le commandement de la raison qui implique de toujours dire la vérité est sacré et ne peut être limité par aucune convenance. Il faut toujours être véridique. Si cela nuit, c'est par accident et cela pourrait donc être autrement.
Exiger d'autrui qu'il mente pour nous être utile manifeste une prétention contraire à toute légalité. Tout homme a, non seulement le droit mais aussi le devoir le plus strict d'être véridique. La vérité n'est pas un bien dont on serait propriétaire et sur lequel on pourrait reconnaître un droit à l'un tandis qu'on le refuserait aux autres. Le devoir de véracité ne fait aucune différence entre les personnes envers lesquels il serait possible de s'en excepter. Un principe moral reconnu vrai ne doit jamais être abandonné quels que soient les dangers apparents. Le danger de nuire accidentellement est en effet un danger moins important que celui de commettre une injustice en général, de commettre une infraction à la morale universelle.
Ainsi, il semble que nous n'ayons pas le droit de nous taire. Pourtant, le rigorisme kantien ne constitue-t-il pas une vision finalement très abstraite de la morale ? Peut-on la figer dans cet absolu formel ? Contrairement à ce que dit Kant, n'y a-t-il pas bel et bien des exceptions à la règle de la vérité ?

II Faut-il vraiment toujours dire la vérité ?

1) Les circonstances du droit de se taire.
La position de Kant, comme le souligne André Comte- Sponville dans son Petit traité des grandes vertus, nous semble aujourd'hui insoutenable. Sous la seconde guerre mondiale, celui qui cachait un juif ou un résistant dans son grenier se devait-il d'en aviser la Gestapo ? Tout homme de devoir se sentira ici non seulement dans son droit en se taisant mais considèrera même que c'est son devoir.
De même quand le prisonnier torturé par la police nazie refuse de livrer ses amis et se tait sous la torture, nous ne dirons pas qu'il commet une injustice. Nous éprouverons au contraire du respect pour celui qui même dans une situation intolérable a su faire son devoir. Or cet exemple n'est guère différent de l'exemple kantien. Certes, comme Kant, nous admettons que mentir, au sens d'énoncer quelque chose de faux, n'est pas moral. Mais personne ne peut me forcer à parler. Se taire, c'est affronter la torture, la mort mais c'est aussi ne pas se faire complice du crime. N'est-il pas clair ici que le sacrifice d'un homme en empêche beaucoup d'autres ?
Il est, du reste, des professions où l'obligation de se taire est présentée comme un devoir absolu auquel on ne saurait déroger. Que penser d'un médecin qui trahit le secret médical ou d'un prêtre qui ne respecte pas le secret de la confession (même si on lui avoue un crime) ?
Reste enfin le cas d'école qu'on évoque toujours, à savoir le cas de conscience du médecin qui sait que son malade va mourir. La question ici n'est pas simple et, justement, n'est-ce pas la simplifier à l'extrême que de dire : "il faut dire la vérité" ? Alors que Kant affirme qu'il faut dire la vérité, Yankelevitch rétorque que ce serait, sans raison, infliger la torture du désespoir.
En fait, nous savons bien que tout dépend des circonstances et que la règle morale appliquée universellement, ici le serait aveuglément. Dire la vérité au mourant qui la réclame et qui est capable de la supporter, c'est sans aucun doute l'aider à mourir dans la lucidité (lui mentir n'est-ce pas lui voler sa mort ?), dans la paix, la dignité et non dans l'illusion ou la dénégation. Que reste-t-il au mourant sinon le droit à une mort digne ? Parfois, du reste, la vérité prolonge la vie. Pensons au cas du cancéreux qui lutte lucidement et courageusement contre la maladie et guérit. Comme le fait remarquer Comte-Sponville aurait-on pu cacher la vérité au Christ, à Socrate, à Épicure ou Spinoza s'ils s'étaient trouvés dans de telles circonstances ? La réponse est bien sûr négative. Mais en même temps, nous ne sommes pas le Christ ou Socrate et si l'autre ne peut pas supporter la vérité, si c'est l'illusion qui le fait vivre, s'il ne veut pas savoir, faut-il lui imposer la vérité ? Il serait imbécile et lâche, souligne Comte-Sponville " d'imposer aux autres un courage dont on n'est pas sûr d'être soi-même capable. " Au mourant de décider s'il faut ou non tout lui dire et nul n'a le droit de le faire à sa place. Mais c'est dire qu'ici il n'est pas de règle absolue. Reste alors cette question fondamentale : comment discriminer ce qui est ici juste ou non (quels sont les critères ?) et quelles sont les conséquences sur la morale ?

2) Les critères du droit de se taire.
Si la véracité n'est pas un devoir aussi absolu qu'il y paraissait d'abord, c'est qu'il existe des valeurs au-dessus d'elle.
La seconde formulation de l'impératif catégorique kantien précise qu'il faut prendre l'humanité, dans sa personne comme dans celle d'autrui, toujours en même temps comme une fin et jamais seulement comme un moyen.
Si le médecin se tait par compassion envers celui qui ne veut pas savoir, il prend son malade comme fin (comme d'ailleurs lorsqu'il dit la vérité à qui la réclame). Quand le torturé refuse de livrer ses amis, il les prend comme une fin, alors même que le bourreau, lui, l'utilise comme un moyen. En fin de compte, la valeur reste l'homme et le respect qu'on lui doit. Il faut mettre l'homme au-dessus de la vérité.
Il existe bien des valeurs supérieures à la vérité comme, par exemple, l'assistance à personne en danger. Nous donnions l'exemple des voisins qui savent qu'un enfant est battu. Il leur faut alors parler. Mais inversement quand celui qu'on torture se tait devant ses bourreaux, c'est qu'il pense que parler mettra ses amis en danger. Et pour l'ami dont un meurtrier me demande où il se trouve n'en est-il pas de même ? Il est en danger. Il faut que je me taise. Quant à asséner la vérité à celui qui en sera écrasé, ce n'est pas bonne foi mais violence, brutalité, insensibilité. Prendre l'homme comme fin reste le principe.
Nous dirons qu'il faut dire la vérité quand on ne manque pas par-là à quelque vertu plus haute et plus urgente. Comme l'écrit Yankelevitch : " Malheur à ceux qui mettent au-dessus de l'amour la vérité criminelle de la délation ! Malheur aux brutes qui disent toujours la vérité ! " (Traité des vertus, la sincérité.)
Quoi qu'il en soit, se taire par intérêt n'est jamais moral puisque alors on se sert des autres. C'est l'égoïsme. À cet égard, le cas du mensonge politique est éclairant. De qui refuse de dire la vérité parce qu'il a peur de perdre des voix aux élections, nous dirons qu'il se sert des autres et est donc immoral. Mais celui qui tait la vérité parce qu'il vise une cité plus juste et plus raisonnable prend l'humanité comme fin et nous ne saurions le lui reprocher.
Au fond, tout est question de cas particuliers et il semble bien que la véracité ne relève pas d'une loi universelle. À la manière d'Aristote, il nous faut distinguer le juste et l'équitable. Même si une règle est juste, elle ne sera équitable qu'à la condition de savoir l'adapter aux cas particuliers. La morale est-elle affaire de généralité ? Comment mettre en œuvre une morale abstraite hors de toute détermination sociale, historique et psychologique ? Qu'on ne se trompe pas ! C'est le principe même de la morale que nous mettons ici en cause car une morale non universelle n'est plus une morale mais du moralisme. Mais peut-être effectivement n'existe-t-il que du moralisme. Ceci étant dit, dire qu'il existe des cas particuliers, des exceptions à la règle de véracité, ce n'est pas nier l'existence de la règle. S'il y a des cas de conscience, tout n'est pas sujet à cas de conscience. Comme l'écrit Montaigne : " Il ne faut pas toujours dire tout, car ce serait sottise ; mais ce qu'on dit, il faut qu'il soit tel qu'on le pense, autrement c'est méchanceté. ". C'est dire que le droit de se taire n'est bien sûr pas un droit universel et n'est pas non plus le droit de dire ce qu'on sait être faux.

Conclusion

Il est parfois permis de se taire quand on connaît la vérité. Il n'en reste pas moins vrai que les circonstances de ce droit restent exceptionnelles. L'idéal reste une société où la vérité est une valeur. Mais, justement, cela reste un idéal et, en fin de compte, le suprême mensonge n'est-il pas de croire que la vérité est toujours possible. L'idéal de transparence entre les hommes est-il un idéal sérieux ? Ne portons-nous pas tous des masques sociaux, ne jouons-nous pas toujours des rôles que les contraintes sociales nous imposent et qui sont en fin de compte des mensonges ? Sartre soulignait que l'homme qui se présente comme absolument sincère est en fait de mauvaise foi. Il n'est pas sincère, il a à l'être, ce qui est différent. Car s'il est parfois permis de taire aux autres ce que je sais, il n'est pas permis de se mentir à soi-même. En ce qui me concerne, je dois chercher la vérité c'est à dire philosopher, car la philosophie est l'amour de la vérité.