Une théorie scientifique peut-elle être confirmée ou infirmée par les faits ?


Sommaire

Index des sujets

Analyse du sujet

Les mots du sujet

Le sens du problème

Il s'agit de se demander si les faits à eux seuls (mais encore faut-il savoir de quels faits on parle) peuvent permettre de trancher sur la vérité ou la fausseté d'une théorie scientifique.
"Ou" doit être pris au sens non exclusif (ou l'un ou l'autre ou les deux). En d'autres termes sont-ce les faits qui tranchent, soit seulement pour affirmer qu'une théorie est vraie, soit seulement pour affirmer qu'elle est fausse, soit pour décider à la fois de la vérité ou de l'erreur ?
Le verbe pouvoir doit être pris au sens de la possibilité de droit. Est-ce légitimement que l'on recourt aux faits pour décider de la valeur de vérité d'une théorie ?

Présupposé de la question

Il n'y a en a pas. Il faut cependant bien voir que l'énoncé du sujet exclut le problème des théories non scientifiques (qu'elles soient philosophiques ou autres). D'autre part, il faut s'intéresser aux sciences qui ont rapport aux faits. Les mathématiques ne sont donc pas vraiment concernées puisque, en ce qui les concernent, la réponse est immédiate et elle est doublement négative. On considérera les sciences de la nature (en y incluant la biologie) ainsi que l'ensemble des sciences humaines.

Réponse spontanée

Elle est affirmative. L'opinion fait confiance aux faits.

Plan rédigé

I Théorie scientifique et fait scientifique.

1) "C'est un fait"
L'opinion commune a souvent recours au fait pour clore une discussion. "C'est un fait !", dit-on, ce qui signifie "inclinez-vous !" Mais le fait qui, paraît-il, "saute aux yeux" n'a de sens que si je regarde dans sa direction et parce que je l'introduis dans ma pensée où il signifie quelque chose. Pour le dire autrement, il n'est pas de pur donné dont le constat instruirait miraculeusement la pensée. Tout fait est interprété. Dans la mesure où il a un sens il appartient à une théorie interprétative implicite. Aucun fait n'est brut.
Par exemple, c'est un fait que la terre tourne autour de la terre mais pour le Moyen Age, c'est un fait qu'elle est immobile. On croit à l'immobilité de la terre non parce que le fait s'imposait en soi mais parce qu'il était cohérent avec une vision du monde qu'impose la religion de l'époque. Dieu a créé le monde pour l'homme et a du donc placer ce dernier au centre du monde. En un sens la terre m'apparaît toujours immobile quoique je sache qu'elle tourne mais d'un mouvement qui me permet de comprendre pourquoi elle a été tenue pour immobile (et le soleil mobile) d'un certain point de vue. Une théorie est déjà présente qu'il est possible d'expliciter.
Bachelard dans La formation de l'esprit scientifique écrit : " la méthode des faits pleine d'autorité et d'empire s'arroge un air de divinité qui tyrannise notre créance et impose à notre raison. Un homme qui raisonne, qui démontre même me prend pour un homme : je raisonne avec lui ; il me laisse la liberté de jugement et ne me force que par sa propre raison. Celui qui crie voilà un fait me prend pour un esclave.".
La science ne procède pas par une simple constatation des faits mais par une considération raisonnée. Si le fait est toujours interprété, tout dépend s'il l'est sous le mode du préjugé ou de la science. C'est tout le sens de l'opposition entre empirique et expérimental.

2) Qu'est-ce qu'un fait scientifique ?
Le fait scientifique est toujours explicitement et consciemment élaboré, construit et pas seulement constaté. Si la philosophie n'a cessé de critiquer l'évidence sensible, c'est l'empirisme qu'elle critiquait c'est-à-dire ce qui est donné immédiatement à nos sens. Non, nous l'avons dit, que les faits empiriques soient tout à fait bruts : ils sont interprétés eux aussi mais de façon irrationnelle en fonction de nos besoins, de nos préjugés, de leurs qualités au lieu de leur essence. Quand Aristote énonce la théorie des graves et des légers, il a une vision qualitative des choses. La qualité des corps est de tomber. L'empirisme s'en tient à l'apparence. La science, en revanche, se constitue par rupture avec l'évidence sensible. L'astronomie se constitue comme science lorsque Copernic affirme que la terre tourne, la physique lorsque Galilée affirme que tous les corps quelle que soit leur masse tombent à la même vitesse dans le vide. À chaque fois on a renoncé à croire ce que l'on voit.
Le fait scientifique, avons-nous dit, est construit. Galilée, pour étudier scientifiquement la chute des corps, la ralentit en utilisant un plan incliné sur lequel il fait rouler des billes. Il élabore l'expérience activement et ne se contente pas d'attendre passivement des données sensibles.
Le fait scientifique est saisi à l'aide d'instruments. Il est mesuré. L'approche en est quantitative.
Le fait scientifique est théorisé. Comme le dit Canguilhem, " Bien loin qu'un fait perçu ou observé soit, du seul fait qu'il est perçu ou observé, un argument pour ou contre une hypothèse, il doit d'abord être critiqué et reconstruit de façon que sa traduction conceptuelle le rende logiquement comparable à l'hypothèse en question (…) Seuls les faits réformés apportent des informations." Canguilhem parle ici des hypothèses mais le problème est le même en ce qui concerne les théories. Il faut pouvoir contrôler les paramètres, s'assurer qu'on n'en fait varier qu'un seul à la fois (sans quoi le résultat n'a plus la moindre valeur).
Tels sont donc les faits qu'il faut prendre en compte pour savoir s'ils peuvent infirmer ou confirmer la théorie scientifique.

3) La méthode expérimentale.
La méthode expérimentale consiste en une dialectique incessante qui va du fait à l'activité rationnelle et de l'activité rationnelle au fait. De l'observation, on tire une hypothèse qui est ensuite soumise à l'expérimentation. De l'expérimentation, on tire la loi et la théorie, elles-mêmes soumises à leur tour à des vérifications. De prime abord, si la théorie se tire de l'expérience et est ensuite soumise à l'épreuve de la vérification, il est clair que le scientifique recourt aux faits pour étayer ses conceptions. Peut-on aller jusqu'à dire que le fait confirme la théorie ?

II Les faits permettent-ils de confirmer une théorie ?

1) Les faits semblent confirmer la théorie.
De nombreux exemples tendent à montrer que le fait confirme la théorie. Prenons celui de la théorie de la pression atmosphérique : des fontainiers de Florence sont surpris de constater que l'eau ne franchit pas une certaine hauteur dans une pompe aspirante. C'est un fait étrange qui n'est pas encore un fait scientifique mais une constatation. Il le devient lorsque Torricelli (suivant une hypothèse de Galilée) vérifie en utilisant le mercure que la hauteur du liquide est inversement proportionnelle à la densité du liquide utilisé. Il pose alors l'hypothèse théorique que cette hauteur est proportionnelle à la pression de l'atmosphère. Pascal cherche alors des faits susceptibles de contrôler, de vérifier ou infirmer cette idée : en l'occurrence refaire l'expérience de Torricelli au pied et au sommet d'une montagne. Si la hauteur de mercure varie en fonction de l'altitude, il sera indubitable que la pression atmosphérique est l'explication du phénomène. Nous avons ici l'impression de nous trouver devant une situation simple : d'un côté l'hypothèse théorique, de l'autre un fait scientifiquement élaboré et donc capable d'apporter des informations pertinentes. La théorie sera confirmée par les faits (même si ici il faut comprendre des faits). On ne confirme que ce qui, d'une certaine façon, est déjà établi et, en effet, la théorie précède toujours le fait au sens où elle détermine toujours consciemment les faits susceptibles d'être porteurs d'informations pour elle. Le 19 septembre 1648 l'expérience du Puy de Dôme semble définitivement confirmer la théorie de la pression atmosphérique.
La théorie des expériences cruciales, élaborée par Bacon va dans le même sens. L'expérience cruciale est une expérience susceptible de trancher de façon décisive entre deux hypothèses opposées d'explication. Les scientifiques ont longtemps été divisés sur la nature de la lumière : onde ou corpuscules ? Si la lumière est une onde elle doit être ralentie dans l'eau (dont la densité est supérieure à celle de l'air). S'il s'agit de corpuscules, elle doit être au contraire accélérée sous l'effet de l'attraction universelle. Lorsque Foucault, au XIX° s., parvient à déterminer la vitesse de la lumière, il constate que la lumière se déplace plus lentement dans l'eau que dans l'air, il conclut logiquement que la lumière est une onde. L'expérience de Foucault a toutes les caractéristiques d'une expérience cruciale confirmant absolument la théorie ondulatoire (et réfutant la théorie corpusculaire).

2) Le problème de l'induction.
A vrai dire, en toute rigueur, toute théorie est-elle vraiment confirmée par les faits ? Tout le problème est que la méthode expérimentale utilise l'induction : le fait est toujours particulier et la théorie toujours universelle. Quand bien même on multiplierait les faits, aussi solidement construits qu'ils soient, on n'aura pas pour autant le droit de passer de ces faits à des propositions universellement valables. En toute rigueur, il faudrait examiner tous les faits possibles (seule condition qui rende l'induction valide) ce qui est impossible en pratique.
Bien plus, rien ne prouve qu'une autre théorie, plus simple, plus intéressante, n'expliquerait ou n'expliquera pas mieux les faits que celle qu'on croyait confirmée par eux.
Quant à l'expérience cruciale, elle n'a de cruciale que le nom. Ainsi, dès le début du XX° s., les travaux de Hertz sur l'incandescence ainsi que ceux de Max Planck sur l'effet photoélectrique montrent que la lumière se comporte de façon corpusculaire : le débat sur la théorie de la lumière est relancé. L'expérience de Foucault n'était pas cruciale.
Le fait ne confirme jamais qu'un certain niveau de probabilité de la théorie. En toute rigueur il ne la confirme pas. Toute théorie est susceptible d'être dépassée par la rencontre d'un fait polémique qui la relativise.

3) Le fait ne démontre pas.
Ce n'est jamais le fait qui confirme mais le savant. Comme le montre Kant, la raison ne va pas vers la nature comme un élève va vers son maître mais comme un juge va vers un témoin. Le fait, en ce sens, n'est pas une preuve mais un argument. Il ne démontre rien, il donne des éléments de démonstration. Le savant n'est pas l'esclave des faits mais leur juge. Le fait ne donne que des éléments de réponse (ce qui n'est pas sans importance) mais rien de plus.
Le fait ne confirme donc pas la théorie qui est toujours susceptible d'être remise en question par la découverte de nouveaux faits. Mais alors, le fait n'a-t-il pas valeur d'infirmation.

III Les faits permettent-ils d'infirmer une théorie ?

1) la falsifiabilité.
S'il est vrai que le problème de l'induction empêche la confirmation de la théorie par les faits, c'est parce que la validation d'une théorie suppose l'examen de tous les faits possibles. En revanche, pour invalider une proposition, un seul contre-exemple suffit. Dès lors ne peut-on dire au moins que les faits peuvent infirmer une théorie ? C'est la thèse de Popper qui écrit dans La logique de la découverte scientifique : " Les théories ne sont jamais vérifiables empiriquement (…) c'est la falsifiabilité (la réfutabilité) et non la vérification d'un système qu'il faut prendre comme critère de démarcation " entre une science authentique et ce qui n'a que les apparences de la science.
La science doit élaborer les conditions de production de faits capables de l'infirmer comme c'est le cas dans l'exemple de la théorie de la pression atmosphérique exposée ci-dessus : il est clair que, si le niveau du mercure n'avait pas varié selon l'altitude, la théorie était infirmée. Or, a priori, cela était possible.
Si aucune théorie n'est jamais définitivement confirmée, en revanche qu'un seul fait invalide une de ses propositions et c'est tout l'édifice qui lui est lié qui s'effondre. La démarche scientifique explicite la théorie qui organise sa saisie du réel. Pascal a une idée précise élaborée théoriquement grâce à laquelle il imagine le fait qui pourrait éventuellement l'infirmer.
Popper montre le caractère non-scientifique de certaines théories parce qu'elles sont faites de telle façon qu'aucun fait ne puisse les infirmer. C'est le cas de certaines interprétations de la psychanalyse, par exemple, qui interprète tout fait contraire à la théorie comme un effet du refoulement ou certaines interprétations du marxisme qui interprète tout fait contraire à la théorie comme un effet de l'idéologie bourgeoise. Dans ces deux cas il n'y a pas science. La possibilité de l'infirmation par le fait est donc la marque de la scientificité d'une théorie.
Doit-on en conclure qu'un fait puisse absolument infirmer une théorie ?

2) Une théorie scientifique est-elle infirmée complètement ?
Il faut apporter une nuance à ce que dit Popper. Certes toute théorie, avons-nous dit, est une vue provisoire sur le réel et peut donc être infirmée par des faits polémiques mais en même temps si elle est scientifique elle n'est jamais complètement infirmée. Si les faits découverts par Hertz et Planck relativisent les résultats de l'expérience de Foucault, cette expérience n'en était pas moins valable et il est vrai que la lumière est un phénomène ondulatoire. Simplement elle n'est pas que cela.
De la même façon, si les théories d'Einstein remettent en question celles de Newton, ces dernières restent vraies à un certain niveau, celui où les vitesses sont suffisamment faibles.
Seules les théories non scientifiques sont complètement infirmées (par exemple la théorie des graves et des légers d'Aristote). Les théories scientifiques restent vraies même si elles le sont à un autre niveau, plus relatif.

3) Le caractère ambigu des faits.
Le fait isolé ne convainc pas nécessairement et ceci même lorsqu'il infirme la théorie. Devant la contradiction entre un fait et une théorie on peut, certes, douter de la théorie mais on peut aussi douter du fait. Tout dépend de l'ancienneté de la théorie, du nombre de faits qu'elle a cristallisés en les systématisant ou au contraire de sa jeunesse et de ses tâtonnements. Tout dépend aussi de l'audace des savants. "Il n'y a pas de fait brut si brutal qu'il interdise toute suspicion à son adresse" précise Canguilhem. Autrement dit, ce n'est pas parce qu'une expérience rate que la théorie est fausse. Peut-être n'a-t-on pas suffisamment bien construit le fait.

Conclusion

Les faits ne confirment ni n'infirment totalement une théorie. Ils sont des arguments pour ou contre et non des preuves absolues. Il faut noter la complexité du rapport entre théorie et fait dans chaque science. Tout fait est conduit par l'esprit et ce qui prime n'est donc pas la constatation des faits mais l'activité de la raison qui a une position judiciaire. Tout ceci montre plus généralement le caractère relatif de la vérité de la science comme du reste le caractère relatif de son éventuelle fausseté.