I Religion et politique
Le Traité théologico-politique fut vraisemblablement écrit à la demande du grand Républicain Jan de Witt. On sait que lorsque ce grand homme (qui s'était opposé aux monarchistes de la Maison d'Orange ainsi qu'aux revendications calvinistes) fut lynché par la foule le 20 août 1672, Spinoza voulut dénoncer ce meurtre que les autorités orangistes laissèrent impuni. Il voulut coller sur les murs un placard intitulé Ultimi Barbarorum (« Les derniers des Barbares ») Son ami, Van Spick parvint à le dissuader d'accomplir une action inutilement dangereuse.
Le Traité thélogico-politique est une apologie de la liberté de penser et d'enseigner, un plaidoyer pour la liberté de philosopher. Spinoza montre que la Bible n'a pas de crédit philosophique. Le concept philosophique de Dieu ne commande rien. Il faut rappeler que pour Spinoza les deux attributs divins que nous connaissons sont l'Etendue et la Pensée, ce qui signifie que la justice n'en fait pas partie. La Bible n'est pas pour Spinoza un texte qui cherche la vérité. On y trouve rien de philosophique mais seulement des injonctions, des ordres dont le seul but est de faire obéir les masses. La liberté (et en particulier la liberté de penser) suppose donc nécessairement la critique de toute religion. On voit donc apparaître chez Spinoza l'idée d'une différence entre la politique et la religion déjà très moderne. Spinoza conceptualise l'avantage politique à faire de la religion une affaire strictement privée et même une affaire d'êtres cultivés et rationnels.
La Bible, tout au contraire, entretient la superstition et, en ce sens, est l'ennemie de la philosophie. On se situe là dans le premier genre de connaissance c'est-à-dire le plus bas, le moins porteur de vérité. Le procédé est toujours le même : faire passer un élément imaginaire pour une vérité divine. Sur cette base les hommes s'autorisent les pires atrocités. Quant aux prophéties, ce sont des décisions d'hommes politiques. Par exemple, Dieu ne saurait être en colère (il n'a pas de passions). Mais parler de la colère de Dieu peut servir le pouvoir politique. On parlerait aujourd'hui d'idéologie.
La liberté de philosopher ne peut exister et être acceptée que dans un Etat démocratique c'est-à-dire aussi un Etat fondé sur l'idée que les lois sont toujours humaines. Les lois sont de la politique et ne sont pas seulement juridiques. Parce qu'il est naturel de vivre ensemble et que rien n'est plus utile à l'homme qu'un autre homme, la liberté doit être coopération, ce qui suppose la démocratie et non un absolutisme aveugle. L'homme ne peut échapper à la politique car, comme nous allons le voir à partir de l'analyse de l'état de nature, il est un animal dangereux. L'existence humaine est fondamentalement passionnelle et la plupart des hommes sont incapables de ne vivre que selon la Raison.II La naissance de la société politique
1) l'état de nature
L'état civil naît de l'état de nature. Les hommes sont d'abord passionnés et non pas raisonnables. Ils ignorent leur conatus.
Tout ce qui arrive, arrive selon une nécessité universelle mais, comme le monde n'est nullement fait pour nous, nous subissons les choses sans orientation particulière, une fois dans un sens, une fois dans un autre. L'état de nature n'est rien d'autre. C'est l'état où nous nous trouvons, compte non tenu des institutions qui nous régissent. Les institutions ne changent rien à nos mobiles. Tout au plus les dirigent-elles selon un sens déterminé.
L'état de nature est une abstraction (il n'a jamais existé) mais une abstraction nécessaire à l'intelligence de la société politique (c'est la seule façon de comprendre génétiquement l'état social)
Or cet état de nature est insupportable et se trouve affecté d'une contradiction interne qui l'oblige à se dépasser lui-même :
- Même à l'état de nature, l'homme a besoin des autres. Réduits à nos seules ressources, nous sommes voués à l'impuissance. Un homme seul doit, soit sacrifier certains de ses besoins vitaux, soit faire tout hâtivement et donc mal. Il est donc condamné à mort à brève échéance. Pour survivre, nous cherchons l'aide des autres et l'expérience nous apprend que les autres hommes sont les meilleurs des collaborateurs possibles. Tout le monde trouve son intérêt. La crainte du danger de mort auquel nous expose la solitude est un puissant ressort pour rechercher ses semblables. Il n'est pas besoin ici de raisonnement : le processus est spontané.
- Mais à l'état de nature une société stable est impossible car l'imitation des sentiments engendre ambition de domination, envie autant que pitié. L'échange des biens peut dégénérer à tout moment pour peu que quelqu'un cesse de faire ce à quoi s'attendait son partenaire. Le lien social se dissout aussitôt formé.
L'état de nature est donc frappé de contradiction : nous ne pouvons nous passer de l'appui d'autrui sous peine de mort mais le rapport aux autres entraîne des guerres où nous risquons de périr. L'état de nature nous condamne à choisir entre la mort naturelle et la mort violente.
A l'état de nature tout est à tous mais donc rien n'est à personne. Chacun tente sa chance et en a le droit. Ce que nous avons pris, d'autres nous l'enlèvent. Aucune possession effective n'est garantie (cette analyse est très proche de celle de Hobbes)2) Le contrat social
Première version : Traité théologico-politique, chapitre XVI.
- Spinoza définit d'abord le but à atteindre, précédé d'un exposé des motifs. Les motifs sont de deux sortes :
Les motifs passionnels de toute façon suffisent à réclamer un état social.
- Les motifs passionnels : se délivrer de la crainte. Vivre en sécurité. Mettre fin à la guerre sans tomber dans l'isolement.
- Les motifs rationnels : les hommes ont intérêt à vivre dans un état favorisant la raison. Or seule la société est favorable au développement de la raison. Un problème surgit alors : ce motif ne peut exister que si la raison est déjà développée c'est-à-dire certainement pas à l'état de nature où l'exigence de la survie ne laisse pas le temps de penser. La réponse de Spinoza est que, même à l'état de nature un embryon de raison existe et, en vertu de notre conatus il s'efforce de se développer (au moins par moment et même si c'est sans vigueur)
La finalité du contrat est de coordonner les désirs de façon à exercer son droit naturel collectivement dans l'unanimité et la concorde.- Quels sont les moyens à employer ? Il faut une promesse inébranlable par laquelle tous, à la face de tous, engagent l'avenir. Il leur a « fallu prendre la décision et l'engagement inébranlable que voici : leur conduite ne serait plus désormais gouverné que par la discipline de la raison (à laquelle personne n'ose s'opposer ouvertement de peur de paraître hors de son bon sens) Tous désormais réfrèneraient en eux la convoitise dans la mesure où celle-ci entraîne à porter tord à son prochain. Plus jamais ils ne feraient à autrui ce qu'eux-mêmes ne voudraient pas qu'on leur fit. Enfin ils assureraient la défense du droit d'autrui comme s'il s'agissait du leur propre » (Traité théologico-politique, chapitre 16)
On le voit, le contrat renferme deux clauses :
- La clause d'unanimité : une orientation unanime à suivre la raison et réfréner les passions en tant qu'elles nous poussent à faire tort à autrui. Cette clause pose question : comment des hommes déraisonnables peuvent-ils décider d'obéir à la raison ? La réponse est que, quand des hommes délibèrent, plus ils sont nombreux, plus le dénominateur commun est raisonnable. Si l'un s'oppose seul contre tous, il s'attire la réprobation unanime. Or nous essayons, par ambition de gloire, à éviter la honte publique. Nous suivons donc la raison, non pas parce qu'elle est raison mais parce qu'elle est commune et à cause d'un motif passionnel (l'ambition de gloire)
- La clause de réciprocité : chacun s'engage à ne pas faire à autrui ce qu'il ne veut pas qu'on lui fasse et à défendre le droit d'autrui comme le sien propre.
- Quels sont les moyens de ces moyens ? Une promesse verbale ne suffit pas. On peut toujours ne pas tenir ses promesses. Nous rompons nos serments dès que nous croyons y trouver un avantage. Comment faire confiance ? Il faut créer, au moment de l'engagement, une situation telle que tous les contractants aient toujours à l'avenir envie de les respecter. Il faut créer un nouveau rapport de force car seule la force inspire la crainte (et l'espoir).
Ce qui définit le droit naturel, c'est notre puissance. Comme rien ne naît de rien, il faut transférer nos droits naturels à une puissance souveraine qui dispose de tous les pouvoirs et donc de la possibilité de contraindre chacun de nous à obéir. « Dans la mesure où un individu soit de force soit de plein gré transfère à un autre individu une partie de la puissance dont il dispose, il aliène nécessairement au profit de cet autre une partie correspondante de son droit. » Le texte précise « soit de force soit de plein gré ». Ainsi si le transfert peut être le résultat d'une délibération collective, il peut être aussi le résultat mécanique d'un rapport de force.Deuxième version : Ethique, IV, proposition 37, scolie 2
Contrairement à ce qui se passe dans le Traité théologico-politique, la raison ne joue plus aucun rôle. Spinoza conserve la clause de réciprocité mais la clause d'unanimité ne consiste plus à réfréner nos passions pour obéir à la raison, mais à renoncer à nos droits naturels. Spinoza renonce au mythe du serment originel et collectif. Il dit seulement qu'il faut un Etat fort, que lorsqu'il existe les hommes peuvent se fier aux autres et coopérer, que lorsqu'il n'existe pas, ils meurent. Donc, par une sorte de sélection naturelle, ne survivront que ceux qui ont réussi à s'organiser en société politique.Troisième version :
Traité politique, chapitre 3, § 3
Le droit naturel subsiste dans la société politique. L'homme agit ainsi conformément aux lois de sa nature en société. En société comme dans la nature, l'homme est agi par l'espoir et par la crainte. La seule différence (mais elle est essentielle) entre l'état de nature et l'état social est que « dans l'état social, le motif de crainte est identique pour tous, la source de sécurité et la façon de vivre sont identiques pour tous » alors que dans l'état de nature les causes d'espoir et de crainte varient d'un individu à l'autre. Il ne s'agit pas de savoir comment passer de l'indépendance à la dépendance mais d'une forme de dépendance à une autre.
Traité politique, chapitre 2, § 13 à 17.
On retrouve les trois étapes : nécessité de coopérer à cause de la contradiction interne du droit de nature, conjonction nécessaire des forces. Plus les individus qui s'unissent sont nombreux, plus le droit dont ils jouissent ensemble est considérable. La discipline collective (deuxième temps), effet et cause de cette conjonction de forces met fin à l'illusion d'indépendance de l'état de nature. Cette discipline collective fait apparaître une autorité souveraine (troisième temps). Nous avons affaire ici à une véritable genèse, une progression de cause à effet.
Il peut se faire que certains individus acquièrent plus de prestige que d'autres. Ils vont alors constituer le pouvoir étatique (monarchie, aristocratie). L'autre cas possible est l'instauration de la discussion pour savoir ce que les autres pensent (démocratie)
La genèse de l'Etat naît de l'interaction aveugle des désirs et pouvoirs individuels.III Les constitutions idéales
Elles seront différentes selon l'état des murs. Quand le peuple est de murs barbares, la seule constitution possible est la théocratie (mais cela vaut-il la peine quand c'est au prix de l'étouffement de la raison ?). Quand le peuple est civilisé trois constitutions sont possibles : monarchie, aristocratie et démocratie.
a) La théocratie idéale
Pour Spinoza, la politique dépend du contexte économique c'est-à-dire du degré de barbarie ou de civilisation du peuple considéré. Les peuples barbares vivent en économie naturelle rudimentaire, à la merci des éléments. Leur horizon est limité. Ils sont craintifs, superstitieux, intolérants et donc incapables de se gouverner eux-mêmes. En cas de conflit, les divergences sont violentes. Il est impossible d'y faire coexister des opinions religieuses opposées. Il faut donc empêcher ces opinions religieuses d'exister. Le conditionnement institutionnel doit le permettre. Ce système a été réalisé par les Hébreux (cf. chapitre 17 du Traité thélogico politique)
Dans la théocratie Dieu est le souverain. Il n'y a pas de distinction entre légalité et religion. Ce qu'il y a de gênant dans une monarchie c'est que le monarque ne sait pas tout, est à la merci de ses auxiliaires et est mortel (donc à la merci de ses successeurs). Pourquoi alors ne pas remettre le pouvoir à un roi omniprésent et immortel ? C'est ce que réalise le système théocratique. Incapable de vivre en démocratie, les Hébreux, peuple barbare, transfèrent à un individu prestigieux le droit de consulter Dieu à leur place (il s'agit bien sûr de Moïse) Moîse devient le seul arbitre et l'arbitre suprême. Théoriquement simple exécutant des décisions divines, Moïse a plus d'autorité réelle que n'importe quel roi : il peut faire dire à Dieu ce qu'il veut et quand il le veut. La théocratie est la seule monarchie absolue. Il fallait que Moïse parvienne à commander éternellement. Il mit au point une législation minutieuse prévoyant toutes les situations possibles et résolvant tous les problèmes. Il installe des institutions destinées à perdurer pour toujours. Après sa mort, l'Etat reste administré selon des règles de routine où le Souverain est en principe Dieu mais en réalité l'esprit du premier législateur, Moïse.
Moïse réussit presque son projet. Il comprit qu'il fallait un Dieu personnel dont la révélation soit exclusive. Moïse déclara les Hébreux seul peuple élu. Les Hébreux, attachés à ce privilège, détestaient les étrangers. Un chauvinisme intransigeant empêche toute contamination extérieure.
Il faut ensuite empêcher la réflexion individuelle. Tout est fait pour empêcher l'initiative individuelle. Vivant une existence ritualisée entièrement, ils se soumettent sans comprendre. Aimant Dieu mais le craignant, ils obéissent.
Il fallait aussi faire en sorte que jamais aucune situation immédiate ne se présente, d'où l'absence de commerce extérieur et un commerce intérieur maintenu dans des limites étroites (pas de croissance économique). Même les festivités sont réglementées. Le conservatisme règne.
La propriété est foncière et individuelle (l'amour du lopin de terre encourage l'amour de la patrie)
Le clergé s'intègre à l'appareil d'Etat. Nommé selon les procédures de la loi, les prêtres sont payés sur les fonds publics (ll ne faut quand même pas leur laisser une indépendance dont ils profiteraient pour commander) Les juges peuvent interroger les prêtres.
Consultatif et exécutif sont subordonnés à un souverain divinisé. Le pouvoir consultatif est donné aux prêtres donc ceux-ci ne peuvent prendre l'exécutif (les deux pouvoirs doivent être distincts pour se contrôler mutuellement) Les chefs des douze tribus détiennent l'exécutif.
Cette forme d'Etat est adaptée aux peuples barbares car elle tient compte de l'incapacité des citoyens à se prendre en charge.Moïse commet quand même une erreur : il confie les fonctions sacerdotales aux seuls membres de la tribu des Lévites. L'envie se déchaîna contre eux qui vivaient aux frais du peuple en parasite. Il faut donc ajouter une clause : la prêtrise doit être donnée au premier né de chaque famille. Ainsi chacun participera, au moins par l'intermédiaire d'un proche, à la direction des affaires.
Cette constitution manque la fin de l'Etat car l'Etat a pour finalité la liberté. Elle ne convient qu'aux peuples barbares et sûrement pas aux Hollandais du XVIIème s. qui ne l'accepteraient pas (même si les calvinistes le désirent)
La théocratie est une forme végétative de régime politique. Il vaut mieux attendre qu'un peuple se civilise plutôt que de stabiliser la barbarie.b) La monarchie idéale.
Chapitre 6 et 7 du Traité politique.
La monarchie pose un problème : elle crée un culte de la personnalité qui, lui-même crée des habitudes irréversibles. Une collectivité habituée à cela ne sait plus se gouverner elle-même.
Il faut une liberté d'expression pour toutes les opinions, à l'exception du « credo universel » Ce credo est ce qui définit une sorte de religion civile. Pour Spinoza, les religions établies, doivent prescrire deux commandements, à savoir la justice c'est-à-dire l'obéissance aux lois et la charité. Le credo minimum que l'Etat imposera se résume à sept croyances :
- Dieu existe
- Il est unique
- Il est omniprésent
- Il est tout puissant
- Le culte qui lui est dû consiste en la pratique de la justice et de la charité
- Il sauve ceux qui suivent cette règle de vie et perd les autres.
- Il remet leurs fautes aux pêcheurs repentants.
Voilà ce qui est religieusement acceptable pour Spinoza et ce qui doit exister dans les trois constitutions idéales civilisées (monarchie, aristocratie et démocratie) Le risque de la monarchie étant l'arbitraire, il faut une assemblée, un « conseil du roi » au rôle consultatif. Nombreux, les membres de ce conseil contrôlent le roi qui les contrôle. La bonne monarchie laisse l'espoir à tous de devenir conseiller. Les conseillers doivent être recrutés dans tous les groupes sociaux et la rotation doit être rapide. Cela protège de l'oppression. Il faut aussi éviter l'envie économique et donc la trop grande inégalité sur la propriété des sols. Le mieux est d'ailleurs de nationaliser : « Les champs, la totalité des sols et, si possible, les maisons devront faire partie de l'ensemble de la propriété publique c'est-à-dire appartenir aux dépositaires du droit de l'Etat Entier » (Traité politique, chapitre 6, § 12)
Il faut encourager la généralisation du commerce. L'exploitation agricole reste admissible mais la rente foncière appartient à l'Etat. Quiconque a de l'argent fera donc du négoce pour s'enrichir.
Seule la tolérance officielle convient à un pays civilisé mais le principal danger en régime monarchique consiste en la sacralisation de la personne du roi. Or, instituer une église d'Etat c'est, soit faire du roi le chef de cette église (et dans ce cas là il n'écoute plus son conseil), soit entraîner une division du souverain (l'Eglise ne lui étant pas soumise). Pour Spinoza, quel que soit le régime politique, la religion doit être soumise au pouvoir civil et non l'inverse. Il faut donc instituer une liberté de conscience et de culte. Toutes les églises seront autorisées à condition de prêcher le respect des lois et la concorde (elles devront respecter le credo minimum) : « Aucune Eglise ne devra, en aucun cas, être édifiée aux frais des collectivités urbaines. Et aucune législation ne devra jamais être édictée concernant une croyance, à moins que celle-ci ne soit séditieuse et ne sape les fondements sur lesquels repose la nation. Les fidèles qui seront autorisés à pratiquer publiquement leur culte, édifieront, s'ils le veulent, leurs églises à leurs frais. Mais le roi disposera, pour son usage personnel, à la cour, d'une église consacrée au culte particulier dont il est un adepte » (Traité politique, chapitre 6, § 40) Pour contrôler les prêtres, il faut en faire de simples particuliers sans autorité légale.
Les juges (civils et non religieux) siègeront collectivement et seront assez nombreux pour éviter la corruption.
L'armée sera confondue avec le peuple (pour que le monarque ne puisse s'appuyer sur elle).c) L'aristocratie idéale
Il existe deux formes d'aristocratie :
- L'aristocratie centralisée (Traité politique, chapitre 8)
- L'aristocratie fédérale (Traité politique, chapitre 9)
a) l'aristocratie centralisée
Si le peuple est civilisé (c'est notre hypothèse), la collectivité se sent capable d'être souveraine. Le patriciat se recrute par cooptation. Si les patriciens sont tous citoyens de la capitale, l'aristocratie est centralisée. Ce fut le cas de Rome mais aussi, à l'époque de Spinoza, de Gênes ou de Venise.
Une assemblée assez nombreuse peut gouverner à condition de la rendre assez puissante pour que la plèbe ne puisse se révolter. Le souverain est alors nombreux, ce qui convient à un peuple civilisé.
Il existe une élite nommée à vie sans que toutes les catégories sociales soient nécessairement représentées puisque le recrutement se fait par cooptation. Le principe fondamental est d'empêcher un rétrécissement trop important du patriciat (pour éviter l'oppression) « Il est une loi constitutionnelle, qui doit être considérée comme la clef de voûte de l'aristocratie : c'est celle dont est déterminé le rapport entre les patriciens et la masse. En effet ce rapport doit rester fixe. Tout accroissement de la masse devant faire varier corrélativement le nombre des patriciens » (Traité politique, chapitre 8, § 13) Spinoza calcule qu'il faut au moins un patricien pour cinquante habitants (il peut y en avoir davantage) Donc il ne faut pas réserver le droit de cité à quelques familles privilégiées. Les plus riches seront nommés. L'assemblée est à la fois souveraine et consultative. L'exécutif est assuré par le sénat dont les membres sont moins nombreux mais tous patriciens, avec un système de rotation pour éviter l'envie entre patriciens.
Cependant, pour éviter que, si un patricien commette un délit, les autres ne le couvrent, il faut un organe de contrôle : un conseil de syndics fera respecter la règle d'or du régime, convoquera l'assemblée, veillera à la régularité des débats etc. Tout nouveau patricien devra verser une somme d'argent aux syndics, ce qui incitera ces derniers à faire respecter la règle d'or. Les syndics, nommés à vie pour assurer leur indépendance, ont au moins soixante ans (pour assurer un renouvellement assez rapide pour éviter l'envie).
En ce qui concerne la propriété, là pas de nationalisation car, sans droit, les plébéiens quitteraient le pays si rien ne les y rattachait matériellement. Les biens fonciers restent donc propriété privée et le commerce est libre. Les terres peuvent donc être achetées ou vendues. Mais alors des inégalités vont naître, ce qui est néfaste (la misère engendre la superstition). Il faut donc faire en sorte que le fermage soit impossible : les grands propriétaires ne pouvant cultiver seul leurs terres trop grandes seront contraints d'en vendre une partie. Spinoza cependant pense que les interdictions sont vaines. On n'interdira donc pas de louer les terres mais l'Etat rachètera à bon prix les terres affermées et les revendra à ceux qui sont sans terre. Comme pour devenir patricien il faut s'enrichir, l'ambition encourage l'activité économique et l'on n'a pas à craindre des propriétaires oisifs.
Qu'en est-il de la religion ? La force du patriciat étant dans sa cohésion, il faut une religion officielle mais qui ne concerne que les patriciens. La liberté de culte est totale pour les plébéiens (et nul n'est obligé de devenir patricien). L'Eglise officielle se limitera au credo minimum, sinon l'intolérance se déchaînerait, les patriciens voulant imposer leur religion à la plèbe. Le danger est alors de donner du prestige aux ministres du culte de la religion officielle. Pour l'éviter il faudra des prêtres qui soient des fonctionnaires publics. D'ailleurs le Credo minimum n'a pas vraiment besoin d'un clergé spécialisé et le pouvoir civil présidera aux cérémonies indispensables. En revanche, les religions plébéiennes auront des prêtres mais qui ne seront que de simples particuliers.
Les juges (patriciens) seront contrôlés par les syndics. L'armée sera composée de patriciens et de mercenaires.b) L'aristocratie fédérale
Ici le patriciat est formé de notables de plusieurs villes et chaque ville a son patriciat local, un gouvernement autonome. Seules les affaires communes tombent sous la compétence de l'autorité centrale. Spinoza préconise la même organisation militaire, le même régime de propriété et la même situation religieuse que dans l'aristocratie centralisée. Chaque ville a son patriciat qui élit ses syndics inamovibles. Il n'est en revanche pas besoin de sénat municipal mais un tribunal municipal administre l'Eglise d'Etat.
La souveraineté du gouvernement fédéral est composé de tous les patriciens. Les lois sont donc votées par référendum. Mais une assemblée gouvernementale existe : le sénat fédéral, où chaque patriciat local délègue un douzième de ses membres. Chaque ville, par ambition de domination, aura tendance à augmenter le nombre de ses citoyens. Toutes les villes en feront autant et donc cette aristocrate deviendra progressivement une démocratie.d) La démocratie idéale
Le Traité politique est inachevé mais nous avons quelques repères en fonction de ce qui est dit des autres régimes. Regardons en les principaux aspects.
L'institution religieuse sera libérale.
Au plan national, il faudra sans doute un sénat fédéral contrôlé par des représentants des syndics municipaux. Le peuple exercerait sa souveraineté en période de référendum et d'élection.
Au plan local, le trop grand nombre de citoyens impose des sénats municipaux. La démocratie représentative s'impose parce que l'assemblée locale est trop nombreuse pour se réunir. Spinoza considère qu'un sénat ne doit pas excéder trois mille membres. Pour éviter l'envie politique, il faut éviter de réélire les mêmes personnes. Toutes les catégories doivent être représentées au sommet.
Il n'est pas besoin de fixer les hommes au sol et on préconisera donc la nationalisation et la location des sols. Une seule religion universelle respectant le Credo minimum sera instituée. L'armée se confond avec le peuple.La démocratie est le meilleur des régimes car c'est dans les gens que tout pouvoir tire sa puissance et donc la démocratie est l'absolu de la politique. Néanmoins, il est impossible de concevoir une multitude heureuse en l'absence de pouvoir politique. Il faut une démocratie assez forte pour favoriser chez les citoyens la liberté de philosopher. La démocratie permet à la liberté de se déployer en passant par la construction des « notions communes » Deux hommes qui ont une notion commune ont plus de puissance d'exister et de penser que chacun enfermé dans sa solitude. Plus les hommes sont nombreux et plus ils sont puissants. Il ne faut pas pour autant supprimer le pouvoir car l'interdépendance n'est pas la servitude. Il faut une cohésion, une unité d'action. Spinoza croit à la nécessité des institutions car les bons citoyens sont rares.
Conclusion
De son vivant, Spinoza a pris partie pour la République contre la monarchie, pour les frères De Witt contre les Orangistes, pour la liberté de penser contre les mouvements qui prétendent limiter la liberté au nom de l'ordre. Quels seraient ce q'on pourrait appeler les aspects de gauche de la pensée de Spinoza (même si la question est largement anachronique) ?
- Spinoza préfère la justice à la charité. Ce n'est pas aux particuliers d'aider les indigents. Le sort des pauvres est l'affaire de la société toute entière et ne regarde que l'utilité générale (Ethique, appendice 17) Il faut organiser légalement les aides sociales.
- La sécurité ne concerne pas que les corps. Elle est humaine. La sécurité est le fondement de l'Etat mais il ne s'agit pas d'un simple maintien de l'ordre. La paix ne consiste pas à être trop terrorisé pour prendre les armes. La paix est une situation positive. « Il arrive qu'une nation conserve la paix à la faveur seulement de l'apathie des sujets menés comme du bétail et inaptes à s'assimiler quelque rôle que ce soit sinon celui d'esclaves. Cependant un groupe de ce genre devrait plutôt porter le nom de désert que de nation » La raison doit dominer. Chacun doit être acteur social au lieu de subir un ordre. Etre démocrate, ce n'est pas voter pour ensuite ne plus rien faire.
- Spinoza n'est néanmoins pas un révolutionnaire. Il n'y a pas chez lui l'utopie d'un ordre meilleur. Il faut des réformes mais l'attitude face aux puissants est non violente quoique combattive. « Si quelque citoyen montre qu'une certaine loi répugne à la saine raison et pense qu'elle doit être pour ce motif abrogée, s'il soumet son sentiment au jugement du souverain (auquel seul il appartient d'établir et d'abolir les lois) et si pendant ce temps il n'agit en rien contre les lois, certes il mérite bien de l'Etat comme le meilleur citoyen ; mais si, au contraire, il se met à accuser le magistrat d'iniquité, s'il entreprend de le rendre odieux à la multitude, ou bien si, d'un esprit séditieux, il s'efforce d'abroger la loi malgré le magistrat, il n'est plus qu'un perturbateur de l'ordre public et un citoyen rebelle » (Traité théologico-politique, chapitre XX) Il faut obéir en résistant.
Certes des hommes libres sont capables de vivre selon les règles de la raison et de les respecter sans avoir besoin de la menace permanente d'une sanction imposée par un pouvoir extérieur (Ethique IV) mais cela ne vaut que pour les hommes raisonnables. Or chez la majorité des hommes, ce sont les passions qui dominent et elles ne peuvent être régulées qu'au moyen d'autres passions (crainte des sanctions). L'Etat reste donc une nécessité
ANNEXE
« L'expérience paraît enseigner que dans l'intérêt de la paix et de la concorde, il convient que tout le pouvoir appartienne à un seul. Nul État en effet n'est demeuré aussi longtemps sans aucun changement que celui des Turcs et en revanche nulles cités n'ont été moins durables que les cités populaires ou démocratiques, et il n'en est pas où se soient élevées plus de séditions. Mais si la paix doit porter le nom de servitude, de barbarie et de solitude, il n'est rien de si lamentable que la paix. Entre les parents et les enfants, il y a certes plus de querelles et des discussions plus âpres qu'entre maîtres et esclaves, et cependant il n'est pas de l'intérêt de la famille ni de son gouvernement que l'autorité paternelle se transforme en droit de propriété et de domination et que les enfants soient tels que des esclaves. C'est donc la servitude, non la paix, qui demande que tout le pouvoir soit aux mains d'un seul : (...) la paix ne consiste pas dans l'absence de guerre, mais dans l'union des âmes, c'est-à-dire dans la concorde. »
Spinoza
« La fin dernière de l'État n'est pas la domination ; ce n'est pas pour tenir l'homme par la crainte et faire qu'il appartienne à un autre que l'État est institué ; au contraire c'est pour libérer l'individu de la crainte, pour qu'il vive autant que possible en sécurité, c'est-à-dire conserve, aussi bien qu'il se pourra, sans dommage pour autrui, son droit naturel d'exister et d'agir. Non, je le répète, la fin de l'État n'est pas de faire passer les hommes de la condition d'êtres raisonnables à celle de bêtes brutes ou d'automates, mais, au contraire, il est institué pour que leur âme et leur corps s'acquittent en sécurité de toutes leurs fonctions, pour qu'eux-mêmes usent d'une Raison libre, pour qu'ils ne luttent point de haine, de colère de ruse, pour qu'ils se supportent sans malveillance les uns les autres. La fin de l'État est donc en réalité la liberté. »
Spinoza