Nature et culture chez Lévi-Strauss


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Lévi Strauss n'est pas un philosophe mais un anthropologue et plus particulièrement un ethnologue. Il va nous montrer que les institutions ne relèvent pas que de la volonté des hommes mais qu'elles s'expliquent aussi sociologiquement.

I Le problème de l'ethnocentrisme

Définition de l'ethnocentrisme : L'ethnocentrisme apparaît comme l'obstacle majeur à l'étude des autres sociétés. Lévi-Strauss construit ce concept par analogie avec celui d'égocentrisme. L'égocentrisme est cette attitude typique chez les jeunes enfants qui consiste à tout ramener à soi, à voir « je » au centre. Dans l'attitude ethnocentrique, ce n'est plus le « moi » qui est au centre mais l'ethnie c'est-à-dire sa société, sa culture. L'ethnocentrisme se définit donc comme une attitude d'origine inconsciente qui consiste à considérer sa propre société comme un modèle et à voir toute différence par rapport à ce modèle comme un signe d'infériorité.
C'est l'ethnocentrisme qui conduit à parler de sociétés « primitives », comme si certaines sociétés étaient restées à l'état premier, préhistorique, nous seuls étant parvenus par le progrès à l'état civilisé (voir le libéral Rostov, dont le point de vue est typiquement ethnocentrique). Lévi-Strauss montre que, parce que notre histoire est surtout caractérisée par un développement des sciences, des techniques et de la puissance économique, nous nous imaginons que les sociétés qui n'ont pas su progresser sur ces trois plans sont des sociétés sans histoire. En réalité, toutes les sociétés ont une histoire, même si celle-ci est différente de la notre. Ainsi, si nous prenions, par exemple, comme critère de développement la parfaite adaptation à un milieu particulièrement hostile, ce ne serait plus les Occidentaux qui seraient considérés comme civilisés mais les Bédouins du désert saharien ou les Inuits de l'Arctique. Si l'on prenait comme critère la connaissance des ressources du corps humain, les plus civilisés seraient les peuples de l'Orient et de l'Extrême-Orient etc. Toute culture peut se prévaloir d'une supériorité selon un critère qui lui est propre mais, comme aucun de ces critères n'est plus pertinent qu'un autre, aucune culture ne peut se considérer comme supérieure aux autres. On peut comparer des quantités (telle société a plus de techniques, telle autre connaît mieux le corps humain etc.), mais non des qualités : en quoi est-on plus avancé parce qu'on possède plus de technique que celui par exemple qui a plus de sérénité intérieure, de spiritualité ? Ces critères sont trop différents pour être hiérarchisés. Autrement dit parler de société plus civilisée ne veut pas dire grand chose car nous ne possédons pas de critère d'hiérarchisation.
Il faut bien voir que l'ethnocentrisme est une attitude spontanée et donc universelle. Lévi-Strauss l'exprime en ces termes : « Le barbare est d'abord l'homme qui croit à la barbarie ». On qualifie en effet de barbare les peuples primitifs sans voir que ceux-ci procèdent exactement de la même manière. Ainsi, dans de nombreuses cultures, seuls les membres de la tribu sont qualifiés d'hommes (ou de « bon », d' « excellents » ou de « complets »), les membres des autres tribus étant appelés « mauvais », « méchants » voire « fantômes » ou « apparitions », dénominations conduisant ainsi jusqu'à leur priver de toute réalité. Au moment même où les occidentaux s'interrogeaient sur la présence d'une âme chez les Indiens d'Amérique du Nord, ceux-ci immergeaient des cadavres de blanc, se demandant s'ils étaient comme les leur soumis à la putréfaction. L'idée d'humanité apparaît donc comme une idée tardive et qui n'est d'ailleurs pas elle-même dénuée d'ethnocentrisme. Lévi-Strauss souligne, par exemple, comment la proclamation de l'égalité naturelle entre les hommes et de la fraternité qui doit les unir sans distinction de races ou de cultures néglige la diversité des cultures et nie en réalité les différences qu'elle n'arrive pas à comprendre. Les cultures sont bien différentes mais non inégales pour autant. Ramener la différence à l'inégalité ou l'égalité à l'identité constituent deux formes d'ethnocentrisme. .

II La notion de structure

Définition de la notion de structure : La notion de structure est à peu près équivalente à celle de totalité. C'est un ensemble dans lequel les parties n'ont de sens que par rapport au tout et réciproquement, un tout formé d'éléments solidaires tels que chacun ne peut être ce qu'il est que dans et par sa relation avec les autres. Une structure comporte des lois qui lui sont propres et qui ne sont pas nécessairement semblables aux propriétés de ses éléments constitutifs. Elle se conserve, s'enrichit par le seul jeu de ses transformations. Elle s'auto règle sans faire intervenir d'éléments extérieurs à elle-même.
L'ethnologie structurale s'oppose à la fois à la sociologie causaliste (celle par exemple de Durkheim et à la sociologie finaliste (qu'on trouve, par exemple, chez Max Weber). Pour l'illustrer, prenons l'exemple du mariage. Pourquoi se marie-t-on ? Selon l'hypothèse finaliste, on se marie parce qu'on a l'intention de se marier. Certes le mobile peut être différent (amour, intérêt…) mais néanmoins il s'agit toujours d'une intention. Cette hypothèse n'est nullement convaincante car en réalité nos comportements dépendent du milieu social. On n'épouse pas tout à fait qui l'on veut. On peut montrer facilement par exemple qu'on épouse statistiquement plus souvent quelqu'un de son milieu social, que l'institution des congés payés a élargi le cercle des conjoints possibles etc. Bien plus, dans de nombreuses sociétés on ne choisit pas librement son conjoint mais on doit épouser quelqu'un appartenant à tel ou tel groupe d'une façon qui peut sembler arbitraire. Si l'on adopte, en revanche, l'hypothèse causaliste, on dira que les gens se marient à cause d'institutions sociales qui les y poussent. Mais c'est répondre à la question par une autre question car on peut se demander d'où viennent ces institutions.
Pour comprendre le mariage, il faut replacer le fait à expliquer dans une structure sociale, une totalité. L'élément à comprendre doit être resitué dans la totalité structurelle. Ainsi, par exemple, comprendre pourquoi dans telle société on épouse telle femme et pas telle autre ne peut s'expliquer que dans le cadre d'une structure très complexe dite structure de parenté, dont Lévi-Strauss va montrer, nous le verrons, qu'il s'agit d'une structure d'échange. L'ethnologie va donc construire des modèles abstraits qu'elle appelle structures qui vont permettre de comprendre non seulement le mariage mais des contenus extrêmement variés. La méthode structurale accorde la primauté au système sur les éléments et révèle la permanence des significations. Systèmes de parentés, mythes, masques, relations économiques etc. répondent donc à une logique qui est étudiable scientifiquement

III Nature et culture : la question de la prohibition de l'inceste

Qu'est-ce qui distingue l'homme de l'animal ? L'homme n'est pas seulement un être naturel (biologique) mais il est un être culturel c'est-à-dire qu'il vit en société. Lévi-Strauss montre qu'est naturel chez l'homme tout ce qui est universel et culturel ce qui relève de la règle. L'homme est, en effet, le seul être qui s'impose des règles, qui exige la règle pour la règle. Parce que les cultures sont diverses, les règles le sont aussi. Presque tout chez l'homme relève de la diversité : notre alimentation, notre façon de nous vêtir, nos attitudes affectives, nos mœurs, notre conception du bien et du mal et même notre perception varient énormément d'une société à une autre. Ce qui caractérise l'homme est la variabilité culturelle.
Or un fait avait retenu l'attention des anthropologues avant Lévi-Strauss : il existe une règle universelle, un interdit universel, celui de l'inceste. Des tentatives d'explication avaient été énoncées. On y avait vu par exemple une sorte de principe de droit naturel, l'homme ressentant une répugnance naturelle à l'idée, par exemple, d'épouser sa mère ou son père. Freud, à travers l'analyse du complexe d'Œdipe nous a montré que cette première explication ne tient pas. On a voulu expliquer aussi la prohibition de l'inceste par l'existence de risques génétiques, les mariages consanguins augmentant le risque de maladies. Mais ces risques ne sont pas assez grands pour être visibles empiriquement et ne peuvent être connus que dans les sociétés où s'est développée une biologie scientifique, ce qui n'est pas le cas des sociétés dites primitives. Il faut du reste ajouter que si la prohibition de l'inceste est bien universelle, la définition de l'inceste, elle, varie en fonction du groupe considéré. Dans certaines sociétés, par exemple, il est requis d'épouser la cousine croisée (fille du frère de la mère ou de la sœur du père) alors que la cousine parallèle (fille du frère du père ou de la sœur de la mère) est rigoureusement interdite. Le risque génétique est ici pourtant identique dans les deux cas.
Par son universalité la prohibition de l'inceste semble relever de la nature, mais par la diversité de ses modalités, par le fait qu'elle relève de la règle, elle semble plutôt relever de la culture. Lévi-Strauss y voit alors ce qui fait l'articulation entre la nature et la culture, ce qui fait de l'homme naturel un être culturel.
Comment expliquer la prohibition de l'inceste ? Ce qui importe dans la prohibition de l'inceste est moins l'aspect d'interdiction qu'elle contient que l'obligation qui en est le corollaire : ne pas avoir le droit d'épouser quelqu'un de sa famille, c'est avoir l'obligation d'épouser quelqu'un d'une autre famille. Le mariage apparaît alors comme un échange, échange qui constitue aux yeux de Lévi-Strauss le fondement social.
Mais un fait complique les choses. Dans le mariage  « on ne reçoit pas de celui à qui on donne, on ne donne pas à celui de qui on reçoit. Chacun donne à un partenaire et reçoit d'un autre ». Il existe en fait des cycles très complexes ne réalisant l'équilibre des échanges qu'au bout de plusieurs générations. Lévi-Strauss dégage les structures élémentaires de la parenté en montrant que, globalement, l'échange est toujours réalisé au bout de quelques générations.
Ainsi, dans aucune société un homme n'a le droit d'épouser n'importe quelle femme. Certaines trop proches lui sont interdites (c'est la règle d'exogamie). Mais il arrive souvent que l'homme doive choisir son épouse à l'intérieur d'un cercle bien défini (c'est la règle d'endogamie). Il n'y a donc pas de place laissée à l'initiative personnelle.
Pour mieux comprendre ce qu'est une structure d'échange, nous allons prendre pour exemple un système de parenté, celui des Aranda en Australie. Cette société se divise en quatre groupes (que nous nommerons A, B, C et D), chacun de ces groupes se divisant lui-même en deux : A1, A2, B1, B2, C1, C2, D1 et D2). On compte donc 8 groupes au total. Chaque individu appartient à une de ces huit classes et ne peut épouser que dans une seule classe. On peut exposer les règles de mariage et de filiation dans le tableau suivant :

Si un homme appartient à la section :

il épouse une femme de la section :

les enfants appartiennent à la section :

A1 B1 D2 D2
A2 B2 D1 D1
B1 A1 C1 C1
B2 A2 C2 C2
C1 D1 B1 B1
C2 D2 B2 B2
D1 C1 A2 A2
D2 C2 A1 A1

Pour la commodité de l'exposé, les hommes sont représentés en noir et les femmes en rouge.
En première lecture, notre tableau semble inintelligible. Pourtant on peut en dégager un modèle éclairant qui constitue bien une structure d'échange :

On constate deux cycles de femmes sans communication (chaque fille appartient à la même classe que son arrière-arrière grand-mère) et quatre cycles d'hommes eux aussi sans communication (chaque garçon appartient à la même classe que son grand-père). Tout est fait de telle sorte que chaque groupe reçoit autant qu'il donne. On voit combien est éclairant le dégagement de la structure.
Il faut bien voir que les structures d'échange dépassent l'individu et le font agir de façon inconsciente. L'individu de la société Aranda ignore pourquoi il doit respecter ces obligations. C'est l'ethnologue qui fait apparaître que la structure d'échange oblige à épouser dans tel ou tel clan.
L'échange matrimonial n'est bien sûr qu'un des échanges sociaux. On peut aussi échanger des mots (et le langage définit aussi l'homme selon Lévi-Strauss) et des biens. Mais l'aspect économique des échanges n'est prévalent que dans nos sociétés. Dans bien des sociétés il apparaît comme secondaire au profit de l'échange symbolique. Il existe dans de nombreuses sociétés une véritable économie du don qui implique à la fois l'obligation de donner (sous peine de mépris social), celle de recevoir (un cadeau refusé est signe de mépris) et enfin l'obligation de rendre au bout d'un temps donné (et donc d'instaurer l'échange). Le don transforme l'autre en partenaire et ajoute une valeur symbolique nouvelle à l'objet donné. Il permet à des groupes potentiellement hostiles d'entretenir des rapports pacifiques

ANNEXE

« L'attitude la plus ancienne, et qui repose sans doute sur des fondements psychologiques solides puisqu'elle tend à réapparaître chez chacun de nous quand nous sommes placés dans une situation inattendue, consiste à répudier purement et simplement les formes culturelles : morales, religieuses, sociales, esthétiques, qui sont les plus éloignées de celles auxquelles nous nous identifions. « Habitudes de sauvages », « cela n'est pas de chez nous », « on ne devrait pas admettre cela », etc. ; autant de réactions grossières qui traduisent ce même frisson, cette même répulsion, en présence de manière de vivre, de croire ou de penser qui nous sont étrangères. Ainsi l'Antiquité confondait-elle tout ce qui ne participait pas de la culture grecque (puis gréco-romaine) sous le même nom de barbare ; la civilisation occidentale a ensuite utilisé le terme de sauvage dans le même sens. Or derrière ces épithètes se dissimule un même jugement : il est probable que le mot barbare se réfère étymologiquement à la confusion et à l'inarticulation du chant des oiseaux, opposées à la valeur signifiante du langage humain ; et sauvage, qui veut dire « de la forêt », évoque aussi un genre de vie animale, par opposition à la culture humaine. Dans les deux cas, on refuse d'admettre le fait même de la diversité culturelle ; on préfère rejeter hors de la culture, dans la nature, tout ce qui ne se conforme pas à la norme sous laquelle on vit. (…)
Cette attitude de pensée, au nom de laquelle on rejette les « sauvages » (ou tous ceux qu'on choisit de considérer comme tels) hors de l'humanité est justement l'attitude la plus marquante et la plus distinctive de ces sauvages mêmes. On sait, en effet, que la notion d'humanité, englobant, sans distinction de race ou de civilisation, toutes les formes de l'espèce humaine, est d'apparition fort tardive et d'expansion limitée. Là-même où elle semble avoir atteint son plus haut développement, il n'est nullement certain - l'histoire récente le prouve - qu'elle soit établie à l'abri des équivoques ou des régressions. Mais, pour de vastes fractions de l'espèce humaine et pendant des dizaines de millénaires, cette notion paraît être totalement absente. L'humanité s'arrête aux frontières de la tribu, du groupe linguistique, parfois même du village ; à tel point qu'un grand nombre de populations dites primitives se désignent d'un nom qui signifie les « hommes » (ou parfois - dirons-nous avec plus de discrétion - les « bons », les « excellents », les « complets »), impliquant ainsi que les autres tribus, groupes ou villages ne participent pas des vertus - ou même de la nature - humaines, mais sont tout au plus composés de « mauvais », de « méchants », de « singes de terre » ou « d'œufs de pou ». On va souvent jusqu'à priver l'étranger de ce dernier degré de réalité en en faisant un « fantôme » ou une « apparition »

Lévi-strauss (Races et histoire)



« Posons donc que tout ce qui est universel, chez l'homme, relève de l'ordre de la nature et se caractérise par la spontanéité, que tout ce qui est astreint à une norme appartient à la culture et présente les attributs du relatif et du particulier. Nous nous trouvons alors confrontés avec un fait, ou plutôt un ensemble de faits, qui n'est pas loin, à la lumière des définitions précédentes, d'apparaître comme un scandale : nous voulons dire cet ensemble complexe de croyances, de coutumes, de stipulations et d'institutions que l'on désigne sommairement sous le nom de prohibition de l'inceste. Car la prohibition de l'inceste présente, sans la moindre équivoque, et indissolublement réunis, les deux caractères où nous avons reconnu les attributs contradictoires de deux ordres exclusifs: elle constitue une règle, mais une règle qui, seule entre toutes les règles sociales, possède en même temps un caractère d'universalité. Que la prohibition de l'inceste constitue une règle n'a guère besoin d'être démontré ; il suffira de rappeler que le mariage entre proches parents peut avoir un champ d'application variable selon la façon dont chaque groupe définit ce qu'il entend par proche parent ; mais que cette interdiction, sanctionnée par des pénalités sans doute variables, et pouvant aller de l'exécution immédiate des coupables à la réprobation diffuse, parfois seulement à la moquerie, est toujours présente dans n'importe quel groupe social. »

LEVI - STRAUSS (Les structures élémentaires de la parenté)

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