Machiavel était-il machiavélique ou de la philosophie politique comme une science


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I Le monde de Machiavel

La vie et l'œuvre de Machiavel (1469 - 1527) sont liés à l'histoire des guerres d'Italie dont il fut le contemporain et l'observateur. C'est la réalité contemporaine qui lui fournit son terrain d'expérience et son objet d'analyse. Il est impossible de comprendre Le Prince sans rappeler l'état de l'Italie au début du XVI°s et les événements dont le traité tire son contenu essentiel.

1) L'Italie au début du XVI° s.

2) Les guerres d'Italie

Il est compréhensible qu'une Italie si riche mais si divisée ait pu devenir la proie d'impérialismes étrangers. Ainsi la France fait prévaloir avec Charles VIII ses droits sur les royaumes de Naples, puis avec Louis XII sur le Milanais. L'Espagne revendique aussi Naples et s'oppose, avec Charles Quint, à la présence française dans le Milanais. La confusion est aggravée par les divisions internes des États italiens, jouant de la présence étrangère les uns contre les autres. On peut distinguer schématiquement trois étapes dans les guerres d'Italie :

  1. Dans un premier temps (1494-1508), les divisions internes de l'Italie jouent à plein et favorisent les ambitions étrangères. Charles VIII, appelé à Naples par le pape Innocent VIII s'empare facilement de la ville. C'est son passage à Florence en 1494 qui amène la chute des Médicis et le rétablissement de la République que servira Machiavel. La victoire est incertaine, puisque Charles VIII doit retourner en France et que Ferdinand II reprend Naples. C'est sur le Milanais que Louis XII fait porter à partir de 1499 son effort de conquête. Machiavel commentera son entreprise dans les premiers chapitres du Prince. Il s'allie avec Venise mais surtout avec Alexandre VI Borgia (le pape). C'est ici que se déroule l'aventure spectaculaire du fils du pape, César, qui conquit la Romagne, et exerça une fascination sur Machiavel. Louis XII vise aussi la reconquête de Naples mais s'y heurte aux Espagnols qui le reprennent définitivement en 1504.
  2. Après une trêve de 5 ans l'agitation reprend. La période est dominée par la figure de Jules II. Le pape, par une habile politique d'alliances, réussit à battre Venise puis se retourne contre la France aux cris de « Fuori i barbari » (dehors les barbares !). C'est la Sainte Ligue. En 1513, Florence, alliée traditionnelle des Français, est battue par les Espagnols et doit rappeler les Médicis. Machiavel, qui a servi la Florence républicaine, doit s'exiler. C'est en exil qu'il commencera la rédaction du Prince. D'abord battue, l'armée française reprend avec la célèbre victoire de Marignan, la possession du Milanais. L'Italie sort donc perdante des conflits qu'elle a sinon suscités du moins entretenus : la France prend Milan, l'Espagne prend Naples et la Sicile.
  3. On peut rappeler pour mémoire - cette période étant largement postérieure à l'achèvement du Prince - que Charles-Quint annulera à Pavie les efforts du roi français.

Un commentateur, Léo Strauss, reproche à Machiavel de ne penser la politique qu'en fonction de ses moments extrêmes, guerre, coups d'État, retournements d'alliances, montée des aventuriers, là où elle est toute entière sous le signe de la démesure et de la violence. Mais on peut voir que telle fut l'expérience de notre auteur qui vit l'Italie à une des périodes les plus sombres de son histoire : en proie aux divisions internes et impuissante face à l'invasion des français, des Suisses, des Espagnols et des Allemands.

II La politique comme technique scientifique

1) La sphère pré-politique

Nous l'avons vu avec Platon, à quoi sert de superbes idées sur la justice et l'État idéal si on ne se demande pas comment instaurer cet État. Le savoir ne suffit pas. Encore faut-il instaurer le pouvoir, le pratiquer. Ceci relève non pas du savoir mais de la pratique. La politique est un art c'est-à-dire une technique et se pose la question de l'instauration de l'État. C'est la question que pose Machiavel dans le Prince.
Le Prince est une œuvre datée de 1514 et écrite dans des circonstances bien précises : les troupes françaises alliées de Florence ont quitté l'Italie entraînant la chute de la République florentine et le retour au pouvoir des Médicis. Machiavel est républicain et a du s'exiler. Il écrit Le Prince pour se rapprocher des Médicis.

On a fait de Machiavel un cynique. C'est de son nom qu'est tiré l'adjectif « machiavélique ». Le Prince présente en effet le gouvernant comme un être de ruse pour qui tous les moyens sont permis s'il veut garder le pouvoir. « Le prince ne doit pas hésiter à s'adonner aux vices nécessaires à la conservation de son État, si honteux paraissent-ils » (chapitre XV) Le chapitre XVIII explique que le prince ne doit pas tenir ses promesses et qu'il y a souvent avantage à la tromperie. Il y a beaucoup de passages de ce type dans le texte qui peuvent choquer la bonne morale. Cela mérite d'être interrogé et commenté.

Que veut Machiavel ? Machiavel veut avant tout analyser les affaires, la chose politique et pour cela employer la pensée rationnelle.
Se réclamer de la raison, c'est exclure la tradition (ce n'est pas parce qu'on a toujours fait ainsi qu'on a bien fait) et la raison d'État (qui est souvent la déraison) La politique a pour but de permettre aux hommes de vivre dans la raison, l'ordre et la liberté. Ce but est défini, revendiqué par Machiavel qui est en réalité un républicain. "Un prince qui peut tout ce qu'il veut ne fait que folies ; un peuple qui peut tout ce qu'il veut ne fait pas que folie » Machiavel est bien favorable à la République et non au pouvoir d'un seul.
N'y a-t-il pas contradiction entre ce but avoué et Le Prince ? Non, car les conditions actuelles sont telles qu'il est impossible d'effectuer cette politique d'ordre, de liberté et de raison. Il faut d'abord créer les conditions pour que cela soit possible. C'est là l'objet du Prince. Le Prince a donc pour objet la création de l'État. Ce n'est pas un hasard s'il ne parle quasiment que des principautés nouvelles. Il écarte dès le chapitre 2 celles qui sont héréditaires et anciennes.
Il s'agit donc de fonder un État. Or fonder un État est chose difficile. Il faut réfléchir avec la raison.. Mais c'est une raison de type scientifique qui est avancée. Il ne s'agit pas de morale. Machiavel nous dit « il faut faire ainsi, sinon ça ne marchera pas » Il énonce donc des quasi lois physiques. Pas plus qu'un physicien ne nous dit ce qui est bien ou mal, juste ou injuste, il ne s'agit ici de s'intéresser à la justice en politique. Bien sûr que ne pas tenir ses promesses, c'est injuste. L'ennui est qu'on ne réussit pas à fonder un État en les tenant. Il faut réussir à fonder l'État et ici c'est la fin qui justifie les moyens. Le terrain réel de la politique c'est la violence, la méchanceté des hommes, non que les hommes soient méchants par nature mais parce que la politique est un terrain de déraison. Les hommes y démissionnent par lâcheté ou par faiblesse. L'histoire est le règne du hasard. Par conséquent, quiconque veut fonder un État et lui donner des lois doit supposer les hommes méchants. L'ordre politique voit coexister en lui le bien et le mal. Il faut faire agir les passions mauvaises contre elles-mêmes puisque les hommes sont passionnés et violents. Il faut faire naître la société politique.
Machiavel ne parle pas d'un état de nature mais il n'en est pas très éloigné. Pas très loin de Hobbes de ce point de vue sauf qu'il ne parle pas d'état de nature. il vaut mieux parler ici de sphère pré-politique. De plus, contrairement à Hobbes, ce n'est pas un contrat qui fondera l'État mais un homme, le prince.
Le prince va employer des moyens empiriques et est par là un homme de l'art, un technicien. Il part du fait que ces hommes que sont les citoyens sont des êtres malléables qu'on peut transformer.

Machiavel a écrit deux ouvrages politiques importants:

L'objet du Prince est le prince lui-même. L'objet du Discours c'est le peuple. Le Discours est une apologie de la République et du peuple comme porteur de vertu. Le Prince ne parle pas de la République mais des principautés.
Le prince doit former cette matière qu'est le peuple, transformer l'agrégat en corps politique. Il doit être reconnu par le peuple. Un prince non reconnu, un prince sans peuple serait un tyran. Mais en même temps pas de peuple sans prince car le prince est l'élément fondateur.

2) Le Grand Caractère

Il y a différentes catégories de princes :

Pour les trois premiers préexiste un ordre antérieur. Le vrai problème ne concerne donc pas le prince rénovateur (l'ordre existe et n'est pas à faire) mais le prince fondateur, celui qui crée un ordre entièrement nouveau.

Il y a de grands exemples de prince dans l'histoire. Machiavel les nomme (chapitre 5) : Moïse, Thésée, Romulus, Cyrus. Ils sont à la limite de l'histoire et du mythe. Machiavel décrit plus un modèle qu'une réalité empirique.
Moïse : a fondé l'État hébreu. Le peuple hébreu sorti de captivité n'avait pas d'organisation politique.
Romulus : fonde un État. Fondateur de Rome
Cyrus : a fondé l'empire perse quand tout était à faire
. Thésée fit démonstration de sa vertu quand les Athéniens furent dispersés.

Se situent à l'origine des conditions exceptionnelles qui sont des conditions de malheur, d'insécurité. L'acte fondateur est nécessaire pour sortir les gens de leur insécurité mais la pratique d'un Romulus ou d'un Thésée est antérieure à la théorie et non l'inverse. Ces fondateurs ont agi empiriquement et ce n'est que parce qu'ils ont bien réussi que Machiavel peut montrer comment cela s'est passé. Mais les circonstances changent. Fonder Rome ne requiert pas les mêmes moyens que fonder l'État hébreu. Il s'agit donc moins d'une théorie que d'une pratique adaptée aux circonstances (définition même de la technique)
À l'origine, il existe un état d'insécurité d'un peuple ou un manque d'espace vital (Albes ne suffit plus aux Romains…) La vie est impossible et il faut échapper à la mort. Il faut donc trouver un moyen, inventer des situations pour vivre autrement. Il s'agit d'en sortir et ce n'est possible que par une action efficace.
L'idée d'une volonté générale qui donnerait naissance à la société politique est absente chez Machiavel. Il est trop tôt (ou trop tard) pour que cette volonté existe. C'est le prince qui va jouer ce rôle. Il doit conquérir le pouvoir et ensuite se faire reconnaître. Sa légitimation lui vient après coup car il ne peut y avoir légitimité que dans un État fondé.

Le Prince n'est pas un philanthrope généreux. Il n'est pas d'une morale désintéressée. Il est immoral et ambitieux. Mais cela même est indispensable car son immoralité va créer les conditions propices à l'avènement d'une moralité postérieure, moralité qui ne peut exister que dans un État constitué. Le but et de créer un État où la vie morale est possible et nous sommes donc dans la situation antérieure à la moralité (normal que le prince soit immoral)
La force du prestige personnel est importante pour que le prince soit reconnu après sa prise de pouvoir. Il n'est donc pas mal qu'il soit ambitieux. Cette ambition est bonne.

Le rapport du prince à son peuple n'est pas le rapport du maître à l'esclave.
Le rapport maître / esclave est rapport inégal où l'autorité apparaît comme extérieure. Lorsque le serviteur obéit à son maître, il y obéit par crainte mais il y a aussi un rapport entre deux volontés (quoique sans réciprocité puisque l'un commande et l'autre obéit) Il n'y a pas de réversibilité entre commander et obéir (maître / esclave, père / enfants etc.).
Or le domaine politique est le seul domaine où la réversibilité commander / obéir existe. Au moins pour notre conscience du XXI ° siècle, l'autorité est considérée comme consentie, reçue.

Maître / esclave Machiavel État moderne
Pas de consentement Le Prince doit être reconnu
Le Prince prend le pouvoir. Il n'est pas une autorité qu'on se donne à soi-même
Consentement, reconnaissance
Idée du peuple souverain, d'une autorité qu'on s'impose à soi-même

Machiavel ne se place pas encore du côté de l'autorité consentie, reconnue qu'on se donne à soi-même mais il n'est plus dans le rapport maître / esclave. Position intermédiaire. Naissance de l'idée d'une autorité reçue, consentie. Le prince doit s'imposer mais il ne doit rester prince que s'il est reconnu, accepté, que si l'on consent. Il doit se faire reconnaître.

Le prince doit prendre le pouvoir et pour cela violence et immoralité sont des armes. Mais elles peuvent se dominer, se modérer, ce que doit faire le prince dans la mesure du possible. Il faut éviter le mauvais infini de la violence où la violence répond infiniment à la violence. Le politique se manifeste par le calcul, la connaissance du terrain où il faudra agir. À la limite tout se passe comme s'il y avait sublimation de la violence. Sagesse du prince non pas en tant qu'il est moral mais en tant qu'il a l'intelligence des moyens de l'action. Le prince doit posséder la virtu c'est-à-dire des qualités de jugement qui permettent de prendre les bonnes décisions selon les circonstances. C'est l'énergie dans la conception et la rapidité dans l'exécution, l'art de choisir les moyens en fonction de la fortune et de dominer ainsi les circonstances.

Pourquoi le prince agit-il ? Par intérêt. Machiavel ne se fait aucune illusion. Réalisme. Mais ce qui sépare un gangster ou un chef de bande du prince, c'est que le premier ne vise qu'à un intérêt égoïste alors que l'autre vise à la réalisation d'une tâche qui contredit son égoïsme particulier. Le prince vise à créer un État pour sa propre gloire mais il crée les conditions pour que les hommes deviennent vertueux et libres. Du reste il n'est nullement obligatoire que le prince agisse immoralement. Il ne le fait que si c'est utile à son but pour fonder l'État. Cf. Le Prince, début chapitre 18 (cf Annexe, ci-dessous)

Le prince aura atteint son but lorsqu'il aura habitué les hommes à progressivement se passer de lui, lorsque les hommes auront appris à gérer en commun le bien commun. Une fois l'ordre politique fondé, s'instaure une série de consentement, d'habitudes. Le prince est remplacé par un principe : celui de la liberté et de la raison. L'ordre fondé par le prince risque d'être aboli à sa mort. Son action n'est donc vraiment achevée que lorsque le goût pour la liberté devient effectif. Le prince a réussi lorsque ses qualités et défauts sont devenus ceux de tous.

Mais il ne s'agit pas d'un ordre définitif. Rien n'est jamais acquis définitivement et il se peut qu'au bout d'un certain temps, peu à peu, l'amour de la patrie, de la liberté finissent par s'étioler, ne plus avoir de sens etc. Les hommes alors se laissent à nouveau prendre et dominer par la fortune (ensemble de circonstances complexes et mobiles devant lesquelles l'homme est impuissant s'il n'utilise au bon moment le bon moyen.). Il faudra à nouveau la virtù (l'énergie dans la conception et la rapidité dans l'exécution, art de choisir les moyens en fonction de la fortune et de dominer ainsi les circonstances) exceptionnelle d'un homme pour fonder l'État. Il faudra recommencer. On ne sort pas nécessairement du cycle du pouvoir personnel.

3) Le peuple

Nous parlions tout alors de la virtu du Prince. Or la virtu est aussi celle du peuple Outre les qualités de jugement, la virtu contient une dimension de nature que Machiavel nomme « férocité » Il en déplore la régression et en impute la responsabilité au christianisme. « Il me paraît donc que ces principes, en rendant les peuples plus débiles, les ont disposés à être facilement la proie des méchants. Ceux-ci ont vu qu'ils pouvaient tyranniser sans crainte les hommes qui, pour aller au paradis, sont plus disposés à recevoir leurs coups qu'à les rendre. » Il faut trouver là la cause qui fait qu'on voit aujourd'hui bien moins de républiques qu'autrefois et que les peuples par conséquent ont moins d'amour pour la liberté.
Corruption du peuple. La corruption renvoie à l'idée de l'altération du principe interne par lequel un vivant se maintient dans l'être. Presque tous les peuples sont frappés par ce mal. Même si le royaume de France offre l'exemple d'un état stable qu'on ne saurait qualifier de tyrannie, il n'en reste pas moins que le peuple y a perdu ce farouche attachement à la liberté marque d'une vitalité et d'une puissance qui sont le fait des seules républiques.
Le peuple en tant que corps politique ne peut se constituer que sous un chef, nous l'avons vu. Mais c'est aussi de là que surgit le risque de mort : toute corruption commence par la tête et la virtu n'est pas héréditaire. Le fils du prince ne la possède pas nécessairement. Au peuple alors de gouverner. Mais la virtu démocratique n'est pas héréditaire non plus. La liberté dégénère en licence, le peuple devient populace c'est-à-dire que la passion l'emporte sur le raisonnable.

Comment s'arracher au cycle de la dégénérescence ? Machiavel défend le principe de la séparation des pouvoirs et de la confrontation des pouvoirs. Le peuple peut légitimement se révolter contre les Grands parce que ceux-ci cherchent à oppresser le peuple. Mais si on élimine les Grands alors le peuple dégénère. Les Grands sont donc nécessaires. La haine entre le peuple et les Grands est salutaire. Machiavel donne pour exemple la République romaine qui a dû sa puissance et sa gloire à la tension sans cesse renaissante entre le Sénat et le peuple. Un peuple libre est moins un peuple qui se gouverne par lui-même qu'un peuple capable d'agir dans l'union contre tous ceux qui le menacent. Il ne faut donc jamais fermer totalement la voie à l'insurrection populaire. Le peuple doit être juge de ses gouvernants dont les mandats doivent être courts et non héréditaires.
Le peuple n'est pas infaillible mais néanmoins se trompe moins que le prince. Quand un peuple est pris de délire, c'est passager et cela reste exceptionnel. En général la folie d'un peuple est plutôt colère inspirée par un sentiment d'injustice. Le peuple au fond exige d'être gouverné, qu'on ne le spolie pas, qu'on ne viole pas ses femmes et ses enfants, qu'on ne lui impose pas des contraintes arbitraires. C'est la condition de la prospérité des Etats. Ceci dit cette exigence peut disparaître chez un peuple longuement asservi et finalement corrompu jusqu'aux entrailles.
Machiavel combat le luxe et l'inégalité des richesses. Le riche est celui qui peut entretenir une faction au service de son ambition et de ses intérêts particuliers. Le luxe amollit, secrète l'envie, la corruption (on retrouvera cela chez Rousseau, grand admirateur de Machiavel qui a bien vu, lui, le Républicain) ? Quant à la basse classe elle devient alors disponible pour les pires aventures politiques considérant qu'elle contribue à la prospérité sans en profiter (ne faisons quand même pas de Machiavel un penseur de la révolution : il se méfie aussi du ressentiment de la foule suicidaire. Un peuple vrai refuse que les hommes s'entre-mangent) . Machiavel va donc combattre les riches, condamner le parasitisme de ce qu'il appelle les « gentilshommes » qui vivent sans rien faire du produit de leur possession « Quiconque veut établir une république dans un pays où il y a beaucoup de gentilshommes ne peut y réussir sans les éteindre tous » Un peuple peut rejeter ceux qui ne contribuent en rien au bien commun. Il accepte les « entrepreneurs » à condition qu'ils n'exploitent pas sans mesure ceux qu'ils emploient.

En conclusion, un peuple non corrompu ne peut vivre qu'en République. Seule forme institutionnelle qui convienne. Le peuple est seul à être porteur d'intentions honnêtes orientées vers le bien commun. Pour autant il ne peut se passer de gouvernants, mais un chef sans virtu est un tyran. Ce que les mauvais chefs engendrent, la virtu d'un être exceptionnel, d'un prince, pourra peut être le détruire pour restaurer le peuple dans sa dignité. Encore faut-il que le libérateur ne se prenne pas au jeu de la tyrannie. Quand la virtu est le seul fait du prince, l'Etat est fragile car cette virtu instaure sans perpétuer. La virtu fondamentale et donc celle du peuple et le peuple ne peut avoir d'autre projet que la défense d'une liberté qui coïncide avec son être. Le peuple ne peut perdre la liberté sans se perdre. La tyrannie ne peut donc asservir qu'un peuple déjà malade (à rapprocher peut-être des thèses de la Boétie sur la servitude volontaire). Mais à en croire Machiavel lui-même, la santé des peuples qui lui sont contemporains n'est guère florissante.

Pour en savoir plus :
Le Prince
Discours sur la première décade de Tite Live

ANNEXE

« Il n'est pas nécessaire à un prince d'avoir toutes les bonnes qualités dont j'ai fait l'énumération, mais il lui est indispensable de paraître les avoir. J'oserai même dire qu'il est quelquefois dangereux d'en faire usage, quoiqu'il soit toujours utile de paraître les posséder. Un prince doit s'efforcer de se faire une réputation de bonté, de clémence, de piété, de loyauté et de justice; il doit d'ailleurs avoir toutes ces bonnes qualités, mais rester assez maître de soi pour en déployer de contraires, lorsque cela est expédient. Je pose en fait qu'un prince, surtout un prince nouveau, ne peut exercer impunément toutes les vertus de l'homme moyen, parce que l'intérêt de sa conservation l'oblige souvent à violer les lois de l'humanité, de la charité, de la loyauté et de la religion. Il doit se plier aisément aux différentes circonstances dans lesquelles il peut se trouver. En un mot, il doit savoir persévérer dans le bien, lorsqu'il n'y trouve aucun inconvénient, et s'en détourner lorsque les circonstances l'exigent. Il doit surtout s'étudier à ne rien dire qui ne respire la bonté, la justice, la civilité, la bonne foi et la piété; mais cette dernière qualité est celle qu'il lui importe le plus de paraître posséder, parce que les hommes en général jugent plus par leurs yeux que par leurs mains. Tout homme peut voir; mais très peu d'hommes savent toucher. Chacun voit aisément ce qu'on paraît être, mais presque personne n'identifie ce qu'on est; et ce petit nombre d'esprits pénétrants n'ose pas contredire la multitude, qui a pour bouclier la majesté de l'État. Or, quand il s'agit de juger l'intérieur des hommes, et surtout celui des princes, comme on ne peut avoir recours aux tribunaux, il ne faut s'attacher qu'aux résultats : le point est de se maintenir dans son autorité; les moyens, quels qu'ils soient, paraîtront toujours honorables, et seront loués de chacun. »

Machiavel (Le Prince)

« Tu seras renard pour connaître les pièges, et lion pour effrayer les loups. Ceux qui se bornent à vouloir être lions n'y entendent rien. C'est pourquoi un seigneur avisé ne peut, ne doit respecter sa parole si ce respect se retourne contre lui et que les motifs de sa promesse soient éteints. Si les hommes étaient tous gens de bien, mon précepte serait condamnable ; mais comme ce sont tous de tristes sires et qu'ils n'observeraient pas leurs propres promesses, tu n'as pas non plus à observer les tiennes. Et jamais un prince n'a manqué de raisons légitimes pour colorer son manque de foi. On pourrait alléguer des exemples innombrables dans le temps présent, montrer combien de traités, combien d'engagements sont partis en fumée par la déloyauté des princes ; et celui qui a su le mieux user du renard en a tiré les plus grands avantages. Toutefois, il est bon de déguiser adroitement ce caractère, d'être parfait simulateur et dissimulateur. Et les hommes ont tant de simplesse, ils se plient si servilement aux nécessités du moment que le trompeur trouvera toujours quelqu'un qui se laisse tromper. »

Machiavel (Le Prince)

« On dit beaucoup de mal du « machiavélisme »; mais si on veut prendre au sérieux, comme il se doit, Le Prince, on découvrira qu'on n'élude pas aisément son problème qui est proprement l'instauration d'un nouveau pouvoir, d'un nouvel État. Le Prince, c'est la logique implacable de l'action politique; c'est la logique des moyens, la pure technique de l'acquisition et de la conservation du pouvoir. Ainsi Machiavel posait le vrai problème de la violence politique, qui n'est pas celui de la vaine violence, de l'arbitraire et de la frénésie, mais celui de la violence calculée et limitée, mesurée par le dessein même d'instaurer un État durable. Sans doute peut-on dire que par ce calcul la violence instauratrice se met sous le jugement de la légalité instaurée, cette « république », est marquée dès l'origine par la violence qui a réussi. Ainsi sont nés toutes les nations, tous les pouvoirs et tous les régimes; leur naissance violente a été résorbée dans la nouvelle légitimité dont ils ont accouché, mais cette nouvelle légitimité garde quelque chose de contingent, de proprement historique, que sa naissance violente ne cesse de lui communiquer. »

RICOEUR (Histoire et vérité)

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