Kant et la politique


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I Loi morale et loi juridique

La différence entre la loi morale et la loi politique est que la loi morale porte sur soi-même et suppose la réversibilité commander / obéir. Je me commande à moi-même. Dans l'Etat, au contraire, celui qui commande n'est pas nécessairement celui qui obéit. Qui commande ? Telle est la question politique essentielle. Pour Kant, l'Etat est ce qui rend possible une vie en commun plus conforme à la raison. Mais attention ! la raison pratique pose ses exigences dès l'état de nature et l'état de nature n'est pas un état sans raison.
L'Etat est pour Kant un être moral dont la signification essentielle est de donner une dimension éthique aux diverses déterminations de l'activité et de la relation humaine. La loi juridique est une loi morale et, comme telle, elle est nécessaire, universelle, a priori. Elle commande inconditionnellement l'action à accomplir comme un devoir. Elle est l'expression de la raison pratique au niveau juridique. Quant à la forme, la loi exprime la conduite intérieure juste et quant à la matière la loi exprime ce qui est légalisable, ce qui entre dans la réalité du juridique. La loi détermine aussi la sentence portée en cours de justice, donnant à cette sentence un caractère de nécessité (c'est la loi s'appliquant)
La loi se lie à la contrainte. Il y a nécessité d'une contrainte légale. La loi implique l'Etat : pour que la loi s'applique à tous également, il faut que la loi s'assortisse d'une puissance de contrainte. Si dans l'état de nature chacun est habilité à contraindre (et donc la contraire est contingente, sans repère, autorisée), il faut lui substituer une contrainte dont l'exercice est unifiée, rationnellement organisée, ce qui ne peut se faire que si l'habileté à contraindre se trouve confiée à une volonté qui peut légiférer universellement, à la volonté unifiée du peuple c'est-à-dire à l'Etat. Le terme qui médiatise droit et contrainte est l'Etat. La loi juridique ne peut s'affirmer que par la contrainte légale de l'Etat. Mais dès lors, l'Etat implique la loi puisqu'il s'agit d'une contrainte légale. La forme de l'Etat doit donc être déterminée par la loi juridique, ce qui revient à dire que l'Etat doit être conforme en son essence, aux exigences juridiques de la raison pratique. L'Etat doit avoir une forme rationnelle conforme au concept du droit (c'est ce qu'on appelle un Etat de droit)
La loi émane donc à la fois de la raison mais est aussi l'expression de celui qui commande le droit. Or qui commande le droit ? Où se situe l'autorité souveraine qui donne la loi ? Dans la tradition du droit naturel moderne, Kant pense que la loi a son origine dans la volonté du peuple considérée comme souveraine. « Le pouvoir législatif ne peut échoir qu'à la volonté unifiée du peuple » Chez Kant, cette thèse se rationalise. Il faut une volonté unifiée qui n'est telle qu'en tant qu'elle se soumet à la loi qu'elle se donne. On pense au concept de volonté générale chez Rousseau. Chez Kant, comme chez Rousseau, la volonté générale ne peut être injuste car elle ne statue que sur l'universel et être injuste serait se nuire à elle-même.
Il ya cependant des différences entre Kant et Rousseau :

II Le contrat originaire

L'acte constitutif de la volonté législatrice, l'acte fondant toute légalité, acte qui se présente comme loi fondamentale, loi de la loi, est le contrat originaire. « On appelle contrat originel, cette loi fondamentale qui ne peut naître que de la volonté générale (unie) du peuple ». Comme dans la théorie du droit naturel moderne, le contrat social est l'opérateur du passage de l'état de nature à l'état civil. Il est l'acte constitutif d'un peuple c'est-à-dire d'une volonté unifiée. Il est ce qui unifie la multiplicité et lui donne un être commun. Il est l'acte qui institue l'Etat.
L'union constitutrice du contrat n'est pas un moyen en vue d'une autre fin. Cette union est la fin elle-même. Elle constitue « une fin en soi-même », « un devoir inconditionné et premier ». Le contrat enveloppe dès lors en lui-même sa propre légitimation. Il procède tout entier de la liberté, éliminant du droit public tout autre principe déterminant, tout particulièrement le bonheur. Comme Rousseau, Kant pense que le contrat transforme la liberté. Pour Rousseau, le contrat métamorphose la liberté naturelle en liberté civile et doit permettre à l'homme de se poser comme liberté morale. Chez Kant, de même, le contrat est l'acte par lequel la liberté se soumet à la loi et devient ainsi liberté vraie, en tant que liberté juridique. L'homme, dans l'Etat, ne sacrifie pas sa liberté, « mais il a complètement dépouillé la liberté sauvage et sans loi pour retrouver intacte dans une dépendance légitime c'est-à-dire dans un état juridique, sa liberté en général, puisque cette dépendance émane de sa propre volonté législatrice. »

Originalité du contrat kantien néanmoins :

III Les effets du contrat originaire.

Par le Contrat, l'homme devient citoyen et se donne la liberté vraie sous la forme de la volonté qui, se donnant sa propre loi, ne dépend que d'elle-même. La liberté s'élève à l'être juridique. Cette conception juridique est fondée sur trois principes a priori : liberté, égalité et indépendance.

Le principe de la liberté qualifie l'homme. La liberté est l'essence du droit. L'exigence rationnelle juridique fondamentale que doit respecter toute société est la liberté. La liberté est source de tout droit.
Selon Théorie et pratique, la liberté consiste dans le principe suivant : « personne ne peut me contraindre à être heureux à sa manière ». Chacun peut chercher le bonheur à sa manière à la condition que cette recherche s'accorde avec la liberté des autres. Un gouvernement qui agit pour le bonheur de son peuple agit comme un père envers ses enfants. Or le gouvernement paternel est despotique puisqu'il traie les sujets comme des enfants mineurs. Selon la Doctrine du droit, la liberté consiste « à n'obéir à aucune autre loi que celle à laquelle chacun a donné son accord »

Le principe de l'égalité exprime la nécessité de l'égale soumission de chacun à la loi. Kant s'appuie sur ce principe pour rejeter la légitimité juridique d'une noblesse héréditaire occupant des offices, ce qui ferait passer le rang avant le mérite.
« Cette égalité générale des hommes dans un Etat, en tant que sujets de celui-ci, coexiste parfaitement avec la plus grande inégalité dans l'importance et le degré de ce qu'ils possèdent. » L'Etat n'a pas à prendre en compte le bonheur des citoyens, d'où une distinction entre public et privé, du politique et du non politique (économique). Ceci conduit aussi à une séparation de l'Etat de toute église. L'Etat doit garantir la liberté du culte, n'a pas à prescrire ce que chacun doit croire et penser. Il n'a pas non plus à se mêler des réformes religieuses.
L'Etat sera de même non interventionniste en matière économique.

Le principe de la citoyenneté (ou de l'indépendance). Les membres de l'Etat sont citoyens donc co-législateurs. C'est là qu'il y a problème. Selon Kant, « en ce qui concerne la législation même, tous ceux qui sont libres et égaux sous des lois publiques déjà existantes, ne doivent pas toutefois être regardés comme égaux quant au droit de faire ces lois » Autrement dit, tous les sujets ne sont pas nécessairement citoyens ou plutôt il y a lieu de distinguer les citoyens actifs (co législateurs) des citoyens passifs (soumis à des lois dont ils ne sont pas l'origine). Le critère de distinction est l'indépendance : si tous les hommes doivent jouir de la liberté et de l'égalité, ils ne sont pourtant pas tous indépendants et par là aptes à la condition juridique dans son achèvement. L'indépendance repose sur des qualités naturelles (n'être ni femme, ni enfant) mais aussi sur des qualités positives (être son propre maître).
Celui qui fait les lois doit être indépendant. Le problème est que Kant exprime l'indépendance à partir de conditions économiques : est indépendant celui qui pourvoit par lui-même à son entretien, celui qui est propriétaire, celui qui n'a pas à s'aliéner lui-même pour gagner sa vie. Détermination empirique du droit qui pose problème quand on veut une conception métaphysique du droit, rationnelle.

IV Forme et structure de l'Etat

Toute constitution doit être républicaine. « La seule constitution qui résulte du pacte social, sur lequel doit se fonder toute bonne législation du peuple, est la constitution républicaine. Elle seule est établie sur des principes compatibles 1° avec la liberté qui convient à tous les membres d'une société en qualité d'hommes 2° avec la soumission de tous à une législation commune, comme sujets ; et enfin 3° avec le droit d'égalité, qu'ils ont tous comme membres de l'Etat ».
La constitution républicaine est seule compatible avec la condition juridique parce qu'elle articule deux principes :

Le principe de la représentation. « Toute vraie république est et ne peut être rien d'autre qu'un système représentatif du peuple, institué pour prendre en son nom, à travers l'union de tous les citoyens, soin de ses droits, par la médiation de leurs délégués (députés) » Pour Kant seul ce principe permet de penser rationnellement la volonté unifiée du peuple en sa capacité législatrice. Kant s'éloigne ici de Rousseau pour lequel la volonté générale ne peut être représentée et rejoint la conception hobbienne. Chez Hobbes, c'est le représentant qui unifie. Le souverain est identique aux citoyens car il agit en leur nom mais est aussi différent des sujets soumis à sa loi. Le souverain n'a alors par rapport à ses sujets que des droits et non des devoirs. Mais pour Kant (contrairement à Hobbes) le souverain peut se tromper et on a alors la possibilité « de faire connaître publiquement son avis sur ce qui, parmi les dispositions prises par le souverain (…) semble constituer une injustice envers la communauté »
Kant insiste sur l'opposition république / despotisme, laissant au second plan la question des types de gouvernement. Ici Kant rejoint Rousseau : « Telle est la seule constitution politique stable, celle où la loi commande par elle-même et ne dépend d'aucune personne particulière » Kant oppose gouvernement républicain conforme à la raison et gouvernement despotique (où le principe déterminant est empirique : le bonheur)

Le principe de la séparation des pouvoirs : si l'Etat a un caractère représentatif, il faut penser le rapport du souverain et de la multitude des sujets. Alors que Rousseau pensait la souveraineté indivisible (l'exécutif n'est que délégation), Kant reprend au contraire la théorie de Montesquieu mais en lui donnant un aspect rationnel. La séparation des pouvoirs n'est pas division (qui détruirait l'unité du pouvoir souverain). « Tout Etat contient en soi trois pouvoirs, à savoir la volonté unifiée résidant en trois personnes ». L'unité réside en ce que les pouvoirs sont coordonnés, « chacun [venant] compléter les deux autres pour parachever la constitution de l'Etat » et subordonnées c'est-à-dire qu'il y a un ordre de détermination du législatif vers l'exécutif et le judiciaire. Le pouvoir législatif est le plus fondamental, les autres n'étant que ses instruments.

ANNEXE

« Personne ne peut le contraindre à être heureux à sa manière (c'est-à-dire à la manière dont il conçoit le bien-être des autres hommes) par contre chacun peut chercher son bonheur de la manière qui lui paraît bonne, à condition de ne pas porter préjudice à la liberté qu'a autrui de poursuivre une fin semblable (c'est-à-dire de ne pas porter préjudice au droit d'autrui), liberté qui peut coexister avec la liberté de chacun grâce à une possible loi universelle. Un gouvernement qui serait fondé sur le principe de la bienveillance envers le peuple, comme celui d'un père envers ses enfants, c'est-à-dire un gouvernement paternaliste (…) où les sujets sont forcés de se conduire d'une manière simplement passive, à la manière d'enfants mineurs, incapables de distinguer ce qui leur est utile ou nuisible et qui doivent attendre simplement du jugement d'un chef d'Etat la manière dont ils doivent être heureux et simplement de sa bonté qu'également il le veuille, est le plus grand despotisme qu'on puisse concevoir (c'est-à-dire une constitution qui supprime toute liberté pour les sujets qui ainsi ne possèdent aucun droit) »

Kant



« Celui qui a le droit de vote dans cette législation s'appelle un citoyen. La seule qualité qui soit nécessaire pour cela, hormis la qualité naturelle (n'être ni femme, ni enfant), c'est d'être son propre maître, par suite, c'est de posséder quelque propriété (comprenant sous ce terme toute habileté, métier ou talent artistique ou science) lui permettant de pourvoir à son entretien ; c'est-à-dire qu'au cas où c'est aussi autrui qui lui permet de gagner sa vie, il faut qu'il ne la gagne que par aliénation de ce qui est sien (1), et non en consentant à ce que d'autres exploitent ses forces, il faut qu'il ne soit au service (au sens propre du terme) de personne d'autre que de la République »

Kant, Théorie et pratique, II

(1) (…) L'employé de maison, garçon de boutique, le journalier, le coiffeur même (…) n'ont plus qualité pour être citoyens. Bien que celui que je charge de préparer mon bois de chauffage et le tailleur, à qui je confie mon drap pour qu'il me fasse un habit, paraissent se trouver à mon égard en des relations tout à fait semblables, le premier se distingue du second (…) comme le journalier se distingue de l'artiste ou de l'artisan, qui fait une œuvre qui lui appartient tant qu'il n'est pas payé. Ce dernier, en tant qu'il exerce un métier échange avec un autre sa propriété, le premier l'emploi de ses forces qu'il concède à un autre. (Note de Kant)

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