Les fondements de la Révolution Française.


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Il est peu probable que les idées changent le monde et que la philosophie soit à l'origine de la Révolution Française. Il est en revanche indéniable que les révolutionnaires français avaient lu les philosophes.
Le XVIII° siècle est nommé le siècle des Lumières (Aufklärung) Les lumières dont il s'agit sont celles de la raison. C'est l'époque où l'on attribue les malheurs de l'humanité à l'ignorance et à ses conséquences comme par exemple la superstition. L'idée est que par l'éducation, l'encouragement à la pensée, l'homme va sortir de l'obscurantisme. « Aies le courage de penser par toi-même », telle est, selon Kant, la devise des Lumières. L'aventure de l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert s'inscrit dans cette logique : mettre la culture, le savoir, les connaissances à la disposition de tous. Tous les grands philosophes de langue française ont contribué à l'Encyclopédie : les matérialistes comme Diderot, D'Holbach, Helvétius mais aussi ces philosophes politiques majeurs que seront Montesquieu et Rousseau. C'est à cause d'eux que naîtra l'idée (d'ailleurs fallacieuse) qu'un philosophe est nécessairement un démocrate ou au moins un républicain. Comment en effet à la fois raisonner et défendre l'esclavage, la royauté héréditaire et absolue ? Si l'oppression est juste une question d'ignorance, en effet. La servitude devient alors volontaire (sur cette thèse lire De la servitude volontaire de la Boétie, qui dès le XVI° siècle préfigure les Lumières) et l'éducation délivrera l'humanité.
Il faut rappeler que ces auteurs prennent de vrais risques. Diderot fera un séjour au donjon de Vincennes et Rousseau verra ses œuvres interdites (ce dernier a failli même se faire lapider par des villageois tant sa réputation fut sulfureuse). Ils préfigurent la Révolution Française mais écrivent sous la monarchie absolue.
Les révolutionnaires français se partagent en deux grands courants : les républicains partisans de Montesquieu et les démocrates nourris de la lecture de Rousseau.

I Montesquieu et la séparation des pouvoirs

L'ouvrage majeur de Montesquieu s'intitule De l'esprit des lois. Il s'agit de soumettre la loi à une analyse de type scientifique. La loi est la raison humaine qui gouverne tous les peuples et les lois politiques et civiles ne sont que des cas particuliers où s'applique cette raison humaine. Les lois politiques ne sont donc que des cas particuliers de la loi universelle. Les lois sont variables et il s'agit de saisir les circonstances variées dans lesquelles les lois de chaque nation trouvent leur origine ou leur explication. Les lois sont des "rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses". Cette définition peut aussi s'appliquer aux lois de la nature. Il s'agit d'examiner le lien entre les lois de la nature (lois de causalité) et les lois établies par le pouvoir (lois-commandements), voir par exemple comment tel climat, la géographie mais aussi le commerce, la religion sont liés à tel ou tel type de loi civile. Les lois qui règlent les phénomènes sociaux sont à mettre à jour à travers l'analyse des diverses sociétés et non à travers la volonté supposée de Dieu.

Les lois chez Montesquieu sont les conditions de la liberté. La liberté ne consiste nullement à faire tout ce que l'on veut mais à faire ce que les lois permettent. Dans un État "La liberté ne peut consister qu'à pouvoir faire ce que l'on doit vouloir et à n'être point contraint à faire ce que l'on ne doit pas vouloir." Autrement dit les lois doivent être conformes à la raison et à notre devoir moral.

Montesquieu, s'appuyant sur la tradition, distingue trois types de gouvernement et les principes auxquels ces systèmes se rapportent. Ce qui est moins classique est l'idée qu'il s'agit d'étudier les institutions réelles et non de déterminer la forme du gouvernement le meilleur en lui-même, dans l'absolu. Il ne s'agit pas d'analyser ce qui doit être mais d'analyser la réalité. Le meilleur gouvernement ne l'est pas par essence mais en fonction des circonstances (influence d'Aristote ?) C'est « celui dont les dispositions particulières se rapportent mieux à la disposition du peuple pour lequel il est établi » Le législateur doit tenir compte de la diversité des conditions : nature du climat, grandeur du pays, religion des habitants, mœurs, importance des richesses etc.

Distinction entre nature et principe du gouvernement : « il y a cette différence entre la nature du gouvernement et son principe, que sa nature est ce qui le fait être tel et son principe ce qui le fait agir. L'une est sa structure particulière, et l'autre les passions humaines qui le font mouvoir » Chaque gouvernement par sa structure appelle un principe propre, « ressort politique » qui ne relève pas du simple comportement individuel mais informe la société dans son ensemble.

Les trois types de gouvernement sont les suivants :

Examinons ces régimes d'un peu plus près :

La démocratie : le peuple est à la fois monarque et sujet. Montesquieu est favorable à une délégation de la puissance exécutive. Le peuple est en effet « admirable pour choisir ceux à qui il doit confier quelque partie de son autorité » Il n'a en effet pour cela besoin d'aucune compétence particulière. Il lui suffit de regarder et il verra bien que l'un fait preuve de courage, d'intégrité etc. Le bon sens élémentaire propre au peuple fonde une autre de ses qualités : la constance. Respect des traditions. L'amour de la République suffit à le guider. Mais, en revanche, le peuple n'est pas apte à se gérer lui-même. Ses lumières sont insuffisantes. Si les faits simples ne lui échappent pas, il est incapable d'en saisir les rapports, d'analyser une situation. « La mesure et la réflexion échappent au peuple ». Il est incapable de prendre la distance nécessaire pour appréhender une situation dans son ensemble ou pour entrevoir le futur. Il faut donc des « brigues » (c'est-à-dire des partis) et l'opposition des brigues n'affaiblit pas l'Etat. Au contraire elle permet d'exalter l'intérêt du grand nombre pour les affaires publiques. Une certaine agitation politique est l'état normal dans une démocratie.
Le peuple a besoin de guides. Le caractère tumultueux du peuple nécessite d'être contré par l'art du législateur. Exemple de Servius Tullius qui « suivit dans la composition de ses classes, l'esprit de l'aristocratie (…) mettant les riches, mais en plus petits nombres, dans les premières centuries ; les moins riches, mais en plus grand nombre, dans les suivantes, il jeta toute la foule des indigents dans la dernière ; et chaque centurie n'ayant qu'une voix, c'étaient les moyens et les riches qui donnaient le suffrage plutôt que les personnes » Ainsi si le peuple est censé avoir la souveraine puissance, l'exercice du pouvoir réel appartient à la fraction des citoyens aisés. « Dans le gouvernement même populaire, la puissance ne doit pas tomber entre les mains du bas peuple »

L'aristocratie : « la meilleure aristocratie est celle où la partie du peuple qui n'a point de part à la puissance, est si petite et si pauvre, que la partie dominante n'a aucun intérêt à l'opprimer (…) Plus une aristocratie approchera de la démocratie plus elle sera parfaite ; et elle le deviendra moins, à mesure qu'elle approchera de la monarchie » L'aristocratie imprègne donc le gouvernement républicain dans son ensemble. Une démocratie ne dure et ne prospère que si les magistrats sont issus des seules fractions supérieures du peuple, ce qui s'obtient par l'inégalité des suffrages. La démocratie bien constituée réduit le pouvoir du peuple à tellement peu que l'on peut parler d'aristocratie.

Montesquieu admire les anciennes républiques comme Athènes et Rome mais plus à cause de leur principe (la vertu) que pour la forme de leur gouvernement. Le vice des démocraties antiques est justement d'être directes et d'ignorer l'institution des représentants. Dans le couple Nature / Principe, ce dernier est déterminant : les meilleures lois sont ruinées par un principe corrompu quand un principe sain l'emporte sur de mauvaises lois. La République exige la vertu. La vertu est l'amour des lois, la conduite selon la seule considération du bien public. « Ce que j'appelle la vertu dans la république (…) ce n'est point une vertu morale, ni une vertu chrétienne, c'est la vertu politique » c'est-à-dire « l'amour de la patrie et de l'égalité » La vertu exige que l'intérêt privé disparaisse au profit de l'intérêt public. Nécessaire dans un régime où celui qui fait les lois et aussi celui qui y est soumis. Si le principe du gouvernement (la vertu) anime les lois, celles-ci en retour renforcent la vertu d'où la nécessité de lois conçues pour maintenir égalité et frugalité. Régler le partage des terres, l'héritage, le mariage. Il faut exclure les fortunes immodérées. L'accroissement des richesses, le développement du luxe et de l'esprit d'inégalité corrompent la vertu. Mais l'égalité extrême ne vaut pas mieux car le peuple veut se substituer aux magistrats. Il faut donc moins l'égalité que l'esprit d'égalité, la simplicité des mœurs.
Idée dès lors que la démocratie convient surtout aux Etats des premiers temps. Le développement des richesses, l'extension des relations marchandes à l'ensemble du monde, l'importance toujours plus grande de l'activité économique exclut la démocratie du monde moderne.

Le despotisme est le régime où l'arbitraire règne à tous les niveaux. Ici les hommes sont tous égaux « parce qu'ils ne sont rien » Tous sont esclaves. Le peuple n'existe pas. Le pouvoir s'exerce sur une multitude où chaque individu, avec pour seul horizon sa sauvegarde, est conduit par la « crainte »

La monarchie est le régime adapté aux nations modernes plus vastes et plus riches que ne l'étaient les républiques anciennes. Il convient toutefois que « le pouvoir arrête le pouvoir » d'où le rôle fondamental des pouvoirs intermédiaires : les privilèges du clergé, de la noblesse, des villes, sont pour Montesquieu des remparts de la liberté.

La thèse la plus connue de Montesquieu reste celle de la séparation des pouvoirs. Il établit l'existence de trois pouvoirs (législatif, exécutif, judiciaire) dans l'État. Si la même personne ou le même corps exerce à la fois deux de ces pouvoirs on peut craindre la tyrannie. Tout est perdu si la même personne ou le même corps exerce les trois. L'idée capitale est que toute personne ou tout corps qui possède un pouvoir tend à en abuser. Il faut donc que le pouvoir arrête le pouvoir et donc les pouvoirs doivent donc être séparés c'est à dire être exercés par des individus ou des groupes différents.
Voir la Constitution d'Angleterre où le peuple prend part au législatif à travers ses représentants mais où le rôle central revient à la noblesse.

Partisan de la tolérance, condamnant l'esclavage et la torture, il est un représentant important de la philosophie des Lumières. La préoccupation essentielle de Montesquieu reste la liberté garantie par la loi et non la participation des sujets à la souveraine puissance.

Cette idée de la séparation des pouvoirs se retrouvera plus tard chez les penseurs républicains mais avec l'idée supplémentaire du contrôle citoyen. Voir par exemple Alain : importance du pouvoir de contrôle des citoyens. L'exécutif peut être monarchique (les décisions doivent être prises rapidement), le législatif aristocratique (assemblée) mais le pouvoir de contrôle doit être démocratique. Possibilité doit être donnée au peuple de démettre les élus dès qu'ils abusent du pouvoir. Réciproquement devoir de vigilance des citoyens : « Tout peuple qui s'endort en liberté se réveillera en servitude » (à méditer dans le cadre de la faible participation électorale à certains scrutins) et Alain ajoute « un tyran peut être élu au suffrage universel et n'être pas moins tyran pour cela. Ce qui importe ce n'est pas l'origine des pouvoirs mais le contrôle continu et efficace que les gouvernés exercent sur les gouvernants » et encore « Il faut rompre les chaînes du consentement qui sont les vraies chaînes »
Question de réflexion : aujourd'hui sommes-nous encore à l'heure des trois pouvoirs ? Les pouvoirs économiques, d'information existent aussi et se séparent de moins en moins des autres. Importance peut-être de redonner le pouvoir au politique….

ANNEXE 1

1.« Il y a dans chaque État trois sortes de pouvoirs : la puissance législative, la puissance exécutrice des choses qui dépendent du droit des gens et la puissance exécutrice de celles qui dépendent du droit civil.
Par la première, le prince ou le magistrat fait des lois pour un temps ou pour toujours, et corrige ou abroge celles qui sont faites. Pour la seconde, il fait la paix ou la guerre, envoie ou reçoit des ambassades, établit la sûreté, prévient les invasions. Par la troisième, il punit les crimes, ou juge les différends des particuliers. On appellera cette dernière la puissance de juger, et l'autre simplement la puissance exécutrice de l'État.
La liberté politique, dans un citoyen, est cette tranquillité d'esprit qui provient de l'opinion que chacun a de sa sûreté; et pour qu'on ait cette liberté, il faut que le gouvernement soit tel qu'un citoyen ne puisse pas craindre un autre citoyen. Lorsque dans la même personne ou dans le même corps de magistrature, la puissance législative est réunie à la puissance exécutrice, il n'y a point de liberté; parce qu'on peut craindre que le même monarque ou le même sénat ne fasse des lois tyranniques pour les exécuter tyranniquement.
Il n'y a point encore de liberté si la puissance de juger n'est pas séparée de la puissance législative et de l'exécutrice. Si elle était jointe à la puissance législative, le pouvoir sur la vie et la liberté des citoyens serait arbitraire : car le juge serait législateur. Si elle était jointe à la puissance exécutrice, le juge pourrait avoir la force d'un oppresseur.
Tout serait perdu si le même homme, ou le même corps des principaux, ou des nobles, ou du peuple, exerçait ces trois pouvoirs : celui de faire des lois, celui d'exécuter les résolutions publiques et celui de juger les crimes ou les différends des particuliers. »

2. « Si la puissance exécutrice n'a pas le droit d'arrêter les entreprises du corps législatif, celui-ci sera despotique; car, comme il pourra se donner tout le pouvoir qu'il peut imaginer, il anéantira toutes les autres puissances.
Mais si, dans un État libre, la puissance législative ne doit pas avoir le droit d'arrêter la puissance exécutrice, elle a droit, et doit avoir la faculté d'examiner de quelle manière les lois qu'elle a faites sont exécutées (...)
Voici donc la constitution fondamentale du gouvernement dont nous parlons. Le corps législatif y étant composé de deux parties, l'un enchaînera l'autre par sa faculté mutuelle d'empêcher. Toutes les deux seront liées par la puissance exécutrice, qui le sera elle-même par la législative. »

MONTESQUIEU (De l'esprit des lois)

"Comme dans les démocraties le peuple paraît à peu près faire ce qu'il veut, on a mis la liberté dans ces sortes de gouvernements, et on a confondu le pouvoir du peuple avec la liberté du peuple.
Il est vrai que dans les démocraties le peuple paraît faire ce qu'il veut; mais la liberté politique ne consiste point à faire ce que l'on veut. Dans un État, c'est à dire dans une société où il y a des lois, la liberté ne peut consister qu'à pouvoir faire ce que l'on doit vouloir, et à n'être point contraint de faire ce que l'on ne doit pas vouloir.
Il faut se mettre dans l'esprit ce que c'est que l'indépendance, et ce que c'est que la liberté. La liberté est le droit de faire tout ce que les lois permettent; et si un citoyen pouvait faire tout ce qu'elles défendent il n'aurait plus de liberté, parce que les autres auraient tout de même ce pouvoir."

MONTESQUIEU. (De l'esprit des lois)

II L'homme est né libre - Rousseau et la théorie des droits de l'homme

1) La critique de l'absolutisme

Du Contrat social, commence par une critique rigoureuse des thèses absolutistes.

2) La théorie du contrat

Si la liberté est inaliénable, il faut donc trouver une forme d'état qui soit compatible avec l'existence de cette liberté. Comme chez Hobbes (mais selon une position pourtant radicalement opposée) se situe une théorie du contrat qui suppose ici aussi une théorie de l'état de nature.

a) L'état de nature
Nous en dirons quelques mots essentiellement pour dissiper les nombreux contresens auxquels cette théorie a donné lieu et dont l'origine se trouve chez Voltaire.
Rappelons d'abord que pour Rousseau aussi l'état de nature est un modèle théorique purement hypothétique et n'est en aucun cas une réalité historique. L'idée d'un retour à l'état de nature n'a donc strictement aucun sens.
Ensuite l'état de nature n'est pas un état si idéal que cela. Rousseau parle de l'homme naturel comme d'un « animal stupide et borné » (Du Contrat social, Livre I, chapitre 8) Aucun philosophe n'a le désir de devenir un animal stupide et borné.
Certes l'homme naturel se comporte bien mais surtout parce qu'il n'a aucune occasion de faire le mal. Il vit seul et ne risque donc pas de nuire à autrui (s'il vivait avec d'autres ce serait déjà un état social- Rousseau accuse Hobbes d'avoir en réalité décrit la société). Il cherche uniquement à satisfaire ses besoins d'ailleurs très bornés (c'est la société qui crée l'infinité du désir). Bref, il se comporte bien parce qu'il est sans tentation. Il est sans vertu. Il est plus rigoureux de dire qu'il est innocent que bon (la fameuse citation « l'homme est naturellement bon, c'est la société qui le déprave » est la citation d'ailleurs tronquée d'une note en bas de page. À prendre une phrase hors de son contexte il est facile de faire dire à un auteur n'importe quoi. On trouve dans la Bible la phrase « Dieu n'existe pas »…. « dit l'insensé » !)
Qu'en est-il réellement alors de l'homme naturel chez Rousseau ?

On ajoutera que l'état de nature est un état de bonheur mais, comme nous l'avons dit, il s'agit du bonheur de l'imbécile heureux
Le second discours explique comment l'humanité s'est fourvoyée dans une mauvaise histoire dont tout le malheur a pour origine l'apparition de la propriété ou plus exactement du propriétaire. Mais que l'humanité ait pris un mauvais chemin ne signifie nullement que le salut se situe hors de la société, bien au contraire. Il est possible d'instituer une société juste. La société est de toute façon nécessaire car il vient un moment où l'humanité ne peut plus survivre à l'état de nature et où l'amour de soi nous conduit à nous unir.

b) le contrat social
Comment concilier société et liberté ? Rousseau répond par une théorie du contrat. Il faut un contrat d'association par lequel les hommes décident de s'unir et de se soumettre à la communauté c'est-à-dire à la volonté générale. La volonté générale n'est rien d'autre que celle qui s'exprime par le suffrage universel. Le contrat social c'est donc le moment où chacun accepte de ne plus décider seulement par rapport à soi mais de dire « je me rallierai à la décision de la majorité » Rousseau insiste sur le caractère nécessairement unanime du contrat social. Pourquoi en effet la minorité se soumettrait-elle à la majorité. Si 10 veulent une loi, leur volonté ne vaut-elle pas autant que celle des 100 qui n'en veulent point ? Si, répond Rousseau, sauf si unanimement, tous, sans exception ont décidé que désormais la majorité trancherait. C'est parce qu'existe une unanimité de départ qu'ensuite la minorité se devra de se soumettre. Chacun a accepté d'avance de se soumettre s'il est dans la minorité et tous l'ont accepté unanimement.
La démocratie dont Rousseau fait la théorie est une démocratie directe et non représentative. Rousseau était contre la démocratie représentative qui fausse l'expression de la volonté générale. Si nous vivions dans un État conforme au contrat social toutes les lois seraient adoptées par référendum ou alors il faudrait que nous puissions nous réunir à la manière des citoyens athéniens de l'Antiquité. Ce n'est possible que dans un tout petit État. Seule cette démocratie est garante de la liberté car « l'obéissance à la loi qu'on s'est prescrite est liberté »
Rousseau insistera pour que tout le monde sans exception soit soumis à la loi. Dans le despotisme, le despote ne se soumet pas. Il rappelle qu'étymologiquement « ministre » signifie « serviteur » et qu'il nous faut des chefs mais non des maîtres. Le pouvoir exécutif appartiendra certes peut-être à un homme (monarchie) ou à un groupe (aristocratie) mais justement, il ne s'agit que de l'exécutif et il est subordonné. Seul le peuple doit décider des lois. Le législatif ne peut-être que démocratique.
Rousseau précise la question de la propriété. Chez lui elle ne peut être que foncière (son œuvre est antérieure au vrai développement de la révolution industrielle). La propriété privée est acceptable à condition que nul n'a plus que ce qu'il peut faire fructifier par son travail (sinon il spolie les autres) et à condition justement de faire fructifier ce qu'on a par son travail (sans quoi on est un voleur). En dernier recours, c'est le peuple qui en décidera et il peut décider tout aussi bien d'une propriété collective que d'une propriété individuelle. Rousseau souligne quand même que dans les faits les lois sont toujours favorables à ceux qui possèdent et nuisibles à ceux qui n'ont rien. On imagine donc mal que le Souverain décide d'une inégalité importante des propriétés.

3) L'utopie rousseauiste.

Une des constitutions françaises fut conforme aux principes du contrat social : celle de la République de l'An I. Or elle ne fut jamais appliquée. Certes la jeune République était attaquée aux frontières mais on aurait pu l'appliquer plus tard. Il n'en fut rien et cela pose question. La jeune République sombre dans la terreur révolutionnaire. Celle-ci fut certes moins sanglante qu'on le prétendit mais elle n'en existât pas moins. Que faut-il en penser ? N'y a-t-il pas une utopie rousseauiste ?
Il faut interdire les partis ou les causes de la terreur révolutionnaire. Rousseau prétend que la volonté générale veut toujours son bien mais elle ne le voit pas toujours. Elle ne le voit pas toujours parce qu'elle a besoin d'être informée. Mais Rousseau considère que le jeu des partis brouille aussi la volonté générale. À cause des partis une loi peut passer alors même que la majorité des gens sont contre.
Par exemple, soit 100 personnes dont 60 sont favorables à une loi et 40 contre cette même loi. S'ils votent individuellement la loi est adoptée à une large majorité. On suppose que ces 100 personnes sont groupées en 4 partis de 25 personnes, chacune de ces associations décidant de voter unanimement selon la position qu'adoptera la majorité de ses membres:

Ainsi la loi sera rejetée alors même que ceux qui lui sont favorables sont majoritaires. L'existence d'associations fausse le jeu démocratique.
Bien plus, si une association est majoritaire, elle va devenir une sorte de super volonté particulière qui va faire la loi (cas limite du cas précédent). Si 60 % de la population décide de s'associer à cause de quelque intérêt commun, elle l'emportera toujours. Mais ce n'est plus la volonté générale qui triomphe car la volonté générale est issue des 100 % de la population. En conséquence Rousseau recommande d'interdire les partis politiques… Mais le remède n'est-il pas pire que le mal. C'est ce que dit Hegel. S'il n'y a plus de parti alors l'individu est seul face à l'État. L'opposant ne peut qu'être broyé et c'est la terreur révolutionnaire. Il faut forcer l'homme à être libre, dit Rousseau. La liberté… ou la mort.
Rousseau rêve d'une société de transparence, sans clivages sociaux. Il ne voit pas que l'histoire crée des groupes antagonistes. Rousseau n'analyse pas l'histoire (c'est trop tôt, cela viendra chez les penseurs postérieurs) et est là un penseur qu'il faut bien qualifier d'utopiste.

La fiction du législateur.
La volonté générale ne voit pas toujours son bien. À vrai dire seul un peuple d'hommes raisonnables sait où est son bien. Mais qu'est-ce qui nous rend raisonnable ? De bonnes lois, répond Rousseau. Il faut donc de bonnes lois pour avoir des hommes raisonnables mais des hommes raisonnables pour faire de bonnes lois. C'est pour échapper au cercle vicieux, que Rousseau va recourir à la fiction du législateur.
Tout le problème est que, en même temps, il est hors de question de laisser le pouvoir législatif à un homme qui risquerait de ne plus le rendre : nous irions tout droit vers le despotisme. Rousseau tente de répondre à cette difficulté en imposant des caractéristiques draconiennes au législateur :

Et Rousseau conclut par cet aveu d'impuissance : « Il faudrait des dieux pour donner des lois aux hommes » Caractère utopique de ce recours au législateur. La théorie politique de Rousseau est effectivement une utopie.

Pour conclure : l'intérêt de la philosophie de Rousseau est dans l'importance qu'elle aura chez les révolutionnaires français. La déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 est directement inspirée de son œuvre. Robespierre était nourri de la pensée de Rousseau. Il manque certes à cette pensée une réflexion sur l'histoire et elle reste une pensée préindustrielle : il théorise une petite société de propriétaires fonciers. Mais rien de tout cela ne peut être reproché à Rousseau : il vient seulement trop tôt. Ces thèmes n'apparaîtront qu'au siècle suivant. L'idée que la volonté générale doit primer, l'importance accordée au suffrage universel restent et doivent rester des idées fondamentales.

Pour en savoir plus :
Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes Du Contrat Social

ANNEXE 2

"Il n'y a point de liberté sans lois, ni où quelqu'un est au-dessus des lois: dans l'état même de nature, l'homme n'est libre qu'à la faveur de la loi naturelle qui commande à tous. Un peuple libre obéit, mais il ne sert pas; il a des chefs et non pas des maîtres; il obéit aux lois, mais il n'obéit qu'aux lois et c'est par la force des lois qu'il n'obéit pas aux hommes. Toutes les barrières qu'on donne dans les Républiques au pouvoir des magistrats ne sont établies que pour garantir de leurs atteintes l'enceinte sacrée des lois; ils en sont les ministres non les arbitres, ils doivent les garder non les enfreindre. Un peuple est libre, quelque forme qu'ait son gouvernement, quand dans celui qui le gouverne il ne voit point l'homme mais l'organe de la loi. En un mot, la liberté suit toujours le sort des lois, elle règne ou périt avec elles ; je ne sache rien de plus certain. »

ROUSSEAU (Lettres écrites de la montagne)

« Ce passage de l'état de nature à l'état civil produit dans l'homme un changement très remarquable, en substituant dans sa conduite la justice à l'instinct, et donnant à ses actions la moralité qui leur manquait auparavant. C'est alors seulement que la voix du devoir succédant à l'impulsion physique et le droit à l'appétit, l'homme, qui jusque-là n'avait regardé que lui-même, se voit forcé d'agir sur d'autres principes, et de consulter sa raison avant d'écouter ses penchants. Quoiqu'il se prive dans cet état de plusieurs avantages qu'il tient de la nature, il en regagne de si grands, ses facultés s'exercent et se développent, ses idées s'étendent, ses sentiments s'ennoblissent, son âme tout entière s'élève à tel point que si les abus de cette nouvelle condition ne le dégradaient souvent au-dessous de celle dont il est sorti, il devrait bénir sans cesse l'instant heureux qui l'en arracha pour jamais, et qui, d'un animal stupide et borné, fit un être intelligent et un homme.
Réduisons toute cette balance à des termes faciles à comparer. Ce que l'homme perd par le contrat social, c'est sa liberté naturelle et un droit illimité à tout ce qui le tente et qu'il peut atteindre; ce qu'il gagne, c'est la liberté civile et la propriété de tout ce qu'il possède. Pour ne pas se tromper dans ces compensations, il faut bien distinguer la liberté naturelle qui n'a pour bornes que les forces de l'individu, de la liberté civile qui est limitée par la volonté générale, et la possession qui n'est que l'effet de la force ou le droit du premier occupant, de la propriété qui ne peut être fondée que sur un titre positif.
On pourrait sur ce qui précède ajouter à l'acquis de l'état civil la liberté morale, qui seule rend l'homme vraiment maître de lui; car l'impulsion du seul appétit est esclavage, et l'obéissance à la loi qu'on s'est prescrite est liberté. Mais je n'en ai déjà que trop dit sur cet article, et le sens philosophique du mot liberté n'est pas ici de mon sujet. »

ROUSSEAU (Du Contrat social)

« Sous les mauvais gouvernements cette égalité (1) n'est qu'apparente et illusoire ; elle ne sert qu'à maintenir le pauvre dans sa misère, et le riche dans son usurpation. Dans le fait, les lois sont toujours utiles à ceux qui possèdent et nuisibles à eux qui n'ont rien ; d'où il suit que l'état social n'est avantageux aux hommes, qu'autant qu'ils ont tous quelque chose et qu'aucun d'eux n'a rien de trop »

Jean-jacques Rousseau, Du Contrat social, livre I, chapitre 9 (note de Rousseau)

(1) Il s'agit de l'égalité de droit 

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