Bourdieu, sociologue de combat


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Dans une intervention au congrès de l'AFEF en 1977, Pierre Bourdieu (1930-2001) précise que le rôle du sociologue est de « donner des armes ». Il ajoute que le sociologue doit se défier du sociologisme c'est-à-dire de « la tentation de transformer des lois ou des régularités historiques en lois éternelles ». Autant dire que Bourdieu a toujours pensé son travail comme ouvert sur la pratique et que son œuvre est avant tout une sociologie à portée critique.

I Habitus et champ

Il s'agit des deux concepts clefs de la sociologie de Bourdieu.

1) L'habitus

On peut définir simplement l'habitus comme la façon dont les structures sociales s'impriment dans nos têtes et nos corps par intériorisation de l'extériorité. À cause de notre origine sociale et donc de nos premières expériences puis de notre trajectoire sociale, se forment, de façon le plus souvent inconsciente, des inclinaisons à penser, à percevoir, à faire d'une certaine manière, dispositions que nous intériorisons et incorporons de façon durable. Elles résistent en effet au changement. L'habitus fonctionne comme un système car les dispositions sont unifiées et constituent d'ailleurs un élément d'unité de la personne. L'habitus renvoie à tout ce qu'un individu possède et qui le fait. On a pu dire que l'habitus se forme d'avoirs qui se transforment en être. En somme, l'habitus désigne des manières d'être, de penser et de faire communes à plusieurs personnes de même origine sociale, issues de l'incorporation non consciente des normes et pratiques véhiculées par le groupe d'appartenance.
Dans La distinction, Bourdieu montre que nos choix et nos goûts esthétiques révèlent (tout en les masquant) notre statut social mais également nos aspirations et prétentions. Bourdieu souligne que l'habitus « n'est pas un destin ». Il est en effet social et non génétique. L'habitus, en effet, tend certes à reproduire quand il est confronté à des situations habituelles mais innove face à des situations inédites. Ajoutons que, si dans la même classe sociale, les habitus sont proches, ils ne sont néanmoins pas identiques car chaque individu est confronté à des expériences sociales plus ou moins diverses. L'habitus n'entraîne pas mécaniquement des conduites identiques mais plutôt des tendances à certaines conduites. C'est l'habitus qui explique la reproduction, à l'insu des acteurs eux-mêmes, des rapports sociaux.

2) Le champ

Le champ est une sphère de la vie sociale qui est devenue progressivement autonome à travers l'histoire. Il s'agit au fond des institutions mais à condition de considérer les institutions non comme des choses mais comme des configurations de relations entre agents individuels ou collectifs. On peut, par exemple, parler de champ économique, artistique, journalistique, religieux etc. Chaque champ se caractérise par un rapport de forces entre dominants et dominés où les agents sociaux s'affrontent pour conserver ou transformer ces rapports de forces.
Chaque champ se caractérise par des mécanismes spécifiques de capitalisation des ressources qui lui sont propres. Au contraire de Marx, il n'y a pas, chez Bourdieu, une seule sorte de capital (économique) mais une pluralité de capitaux.
Le capital est ce qui s'accumule, se transmet et permet de dégager des profits.
On distingue :

On voit donc que, contrairement à Marx, Bourdieu n'a pas une représentation unidimensionnelle de l'espace social (qui tourne toute entière chez les marxistes autour de la question économique) mais une représentation pluridimensionnelle parce que l'espace social est constitué d'une pluralité de champs autonomes définissant des modes particuliers de domination. Certaines formes de domination sont d'ailleurs transversales aux différents champs (c'est le cas de la domination masculine). La domination n'est pas seulement économique et la société est un lieu de luttes. Le champ du pouvoir est le lieu où s'affrontent les dominants des différents champs, les détenteurs de pouvoirs différents.

II La violence symbolique. Les héritiers.

Les différentes formes de domination doivent être reconnues comme légitimes pour durer. Elles doivent devenir comme « naturelles » de sorte que les dominés eux-mêmes adhèrent à l'ordre dominant tout en en méconnaissant le caractère arbitraire (sans cette méconnaissance, ils n'y adhèreraient pas). C'est ce processus qui constitue le principe de la violence symbolique. Les couches inférieures de la population reconnaissent la légitimité du style de vie dominant et essaient de l'imiter. C'est du reste, par exemple, une des raisons pour lesquelles les gens qui se sentent exclus de la culture excluent de leur discours ce qui les intéresse vraiment. Quand on leur demande « Aimez-vous la musique ? », on n'entend pas « J'aime les chansons de Dalida » mais « J'aime les valses de Strauss » parce que c'est ce qui, dans les milieux populaires, ressemble à l'idée qu'on se fait (du reste illusoirement) de ce qu'aime le bourgeois.
La violence symbolique correspond à l'imposition de la culture de la classe dominante à travers les agents socialisateurs et en particulier l'école. Ainsi le système scolaire n'est nullement un appareil neutre au service de la culture et de la République. Les enseignants contribuent (inconsciemment) à transmettre les normes et valeurs de la classe dominante. L'école reproduit la structure sociale, processus qui marche d'autant mieux qu'il est masqué. Dans Les héritiers, Bourdieu montre ce processus de reproduction sociale. Constatant que les enfants des classes dominantes sont sur-représentés dans les Universités ou les grandes écoles par rapport aux enfants des classes dominées, Bourdieu montre que la raison n'en est pas fondamentalement économique. De véritables handicaps socioculturels empêcheront la majorité des enfants des classes dominées de se hisser au niveau des classes dominantes, permettant ainsi à la société de se reproduire. Le capital culturel, en effet, s'hérite étant aussi transmis par la famille et facilitera l'accès aux écoles de prestige pour les enfants des classes favorisées par une sorte de connivence de langage et de valeurs entre ces enfants et le système scolaire. Par exemple, la présence d'une bibliothèque dans la maison, la fréquentation par les parents des musées ou salle de concert, l'espérance scolaire (fonction du nombre d'enfants dans la famille élargie ayant réussi des études) etc. seront autant de facteurs qui feront qu'un enfant se sentira chez lui à l'école et réussira mieux que les autres qui s'y sentent étrangers. Signalons que Bourdieu a toujours réaffirmé cette thèse montrant que la « démocratisation de l'enseignement » des trente dernières années n'est qu'une démocratisation en trompe l'œil. L'enseignement universitaire certes se massifie mais les diplômes délivrés par les Universités se dévalorisent. Dans le même temps le recrutement social des grandes écoles est plus étroit qu'il y a trente ans.
Un exemple intéressant de violence symbolique nous est donné par l'exemple du langage. Il existe un langage légitime c'est-à-dire à la fois dominant et reconnu comme tel, tacitement reconnu, qui est celui des professeurs. Parler, c'est dès lors se classer. Celui qui parle ce langage légitime domine par le seul fait qu'il le parle et celui qui ne le parle pas est dominé. On peut dire, de ce point de vue, que la sélection sociale débute dès la maternelle entre l'enfant issu de la classe favorisée et qui reconnaît dans le langage de l'institutrice le langage des parents (et qui est donc près déjà à apprendre autre chose) et l'enfant issu des classes populaires qui doit d'abord apprendre le langage de l'école qui peut lui apparaître presque comme une langue étrangère. Quand le professeur de français sanctionne le style dans une copie, il applique la sélection sociale puisque l'élève y verra un jugement sur sa compétence personnelle en français et méconnaîtra la sanction comme l'expression d'une domination sociale. D'une certaine manière quand un professeur juge différemment un élève comme « brillant » ou simplement « sérieux », il juge le plus souvent sans le savoir son rapport à la culture (son capital culturel) et donc son appartenance sociale.
Dans La distinction, Bourdieu montre la valorisation croissante de la « culture générale » (celle que justement l'école n'enseigne pas, cette disposition cultivée qui relève de la transmission familiale) au fur et à mesure qu'on s'élève dans le cursus scolaire, le diplôme évaluant donc bien un capital culturel hérité.

Pour conclure, signalons que la sociologie de Bourdieu n'est pas une pure et simple théorie du conditionnement social. Les déterminismes sociaux ne constituent pas une sorte de programmation mécanique de notre comportement. L'habitus est aussi principe d'invention. Là où il y a lutte, il y a ouverture et histoire. En témoigne d'ailleurs l'action militante des dernières années de la vie de Bourdieu.

Pour en savoir plus :
Les héritiers (en collaboration avec Passeron)
La distinction
La misère du monde
(ouvrage collectif)
Contre feux et Contre feux 2

ANNEXE

« S'il est aujourd'hui important, sinon nécessaire, qu'un certain nombre de chercheurs indépendants s'associent au mouvement social, c'est que nous sommes confrontés à une politique de mondialisation. (Je dis bien une « politique de mondialisation », je ne parle pas de « mondialisation » comme s'il s'agissait d'un processus naturel.) Cette politique est, pour une grande part, tenue secrète dans sa production et dans sa diffusion. Et c'est déjà tout un travail de recherche qui est nécessaire pour la découvrir avant qu'elle soit mise en oeuvre. Ensuite, cette politique a des effets que l'on peut prévoir grâce aux ressources de la science sociale, mais qui, à court terme, sont encore invisibles pour la plupart des gens. Autre caractéristique de cette politique : elle est pour une part produite par des chercheurs. La question étant de savoir si ceux qui anticipent à partir de leur savoir scientifique les conséquences funestes de cette politique peuvent et doivent rester silencieux. Ou s'il n'y a pas là une sorte de non assistance à personnes en danger. S'il est vrai que la planète est menacée de calamités graves, ceux qui croient savoir à l'avance ces calamités n'ont-il pas un devoir de sortir de la réserve que s'imposent traditionnellement les savants ?
Il y a dans la tête de la plupart des gens cultivés, surtout en science sociale, une dichotomie qui me paraît tout à fait funeste : la dichotomie entre scholarship et commitment - entre ceux qui se consacrent au travail scientifique, qui est fait selon des méthodes savantes à l'intention d'autres savants, et ceux qui s'engagent et portent au dehors leur savoir. L'opposition est artificielle et, en fait, il faut être un savant autonome qui travaille selon les règles du scholarship pour pouvoir produire un savoir engagé, c'est-à-dire un scholarship with commitment. Il faut, pour être un vrai savant engagé, légitimement engagé, engager un savoir. Et ce savoir ne s'acquiert que dans le travail savant, soumis aux règles de la communauté savante.
Autrement dit, il faut faire sauter un certain nombre d'oppositions qui sont dans nos têtes et qui sont des manières d'autoriser des démissions : à commencer par celle du savant qui se replie dans sa tour d'ivoire. La dichotomie entre scholarship et commitment rassure le chercheur dans sa bonne conscience car il reçoit l'approbation de la communauté scientifique. C'est comme si les savants se croyaient doublement savants parce qu'ils ne font rien de leur science. Mais quand il s'agit de biologistes, ça peut être criminel. Mais c'est aussi grave quand il s'agit de criminologues. Cette réserve, cette fuite dans la pureté, a des conséquences sociales très graves. Des gens comme moi, payés par l'État pour faire de la recherche, devraient garder soigneusement les résultats de leurs recherches pour leurs collègues ? Il est tout à fait fondamental de donner la priorité de ce qu'on croit être une découverte à la critique des collègues, mais pourquoi leur réserver le savoir collectivement acquis et contrôlé ?
Il me semble que le chercheur n'a pas le choix aujourd'hui : s'il a la conviction qu'il y a une corrélation entre les politiques néolibérales et les taux de délinquance, une corrélation entre les politiques néolibérales et les taux de criminalité, une corrélation entre les politiques néolibérales et tous les signes de ce que Durkheim aurait appelé l'anomie, comment pourrait-il ne pas le dire ? Non seulement il n'y a pas à le lui reprocher, mais on devrait l'en féliciter. (Je fais peut-être une apologie de ma propre position...)
Maintenant, que va faire ce chercheur dans le mouvement social ? D'abord, il ne va pas donner des leçons - comme le faisaient certains intellectuels organiques qui, n'étant pas capables d'imposer leurs marchandises sur le marché scientifique où la compétition est dure, allaient faire les intellectuels auprès des non-intellectuels tout en disant que l'intellectuel n'existait pas. Le chercheur n'est ni un prophète ni un maître à penser. Il doit inventer un rôle nouveau qui est très difficile : il doit écouter, il doit chercher et inventer ; il doit essayer d'aider les organismes qui se donnent pour mission - de plus en plus mollement, malheureusement, y compris les syndicats - de résister à la politique néolibérale ; il doit se donner comme tâche de les assister en leur fournissant des instruments. En particulier des instruments contre l'effet symbolique qu'exercent les « experts » engagés auprès des grandes entreprises multinationales. Il faut appeler les choses par leur nom. Par exemple, la politique actuelle de l'éducation est décidée par l'UNICE, par le Transatlantic Institute, etc. Il suffit de lire le rapport de l'Organisation mondiale pour le commerce (OMC) sur les services pour connaître la politique de l'éducation que nous aurons dans cinq ans. Le ministère de l'Éducation nationale ne fait que répercuter ces consignes élaborées par des juristes, des sociologues, des économistes, et qui, une fois mises en forme d'allure juridique, sont mis en circulation.
Les chercheurs peuvent aussi faire un chose plus nouvelle, plus difficile : favoriser l'apparition des conditions organisationnelles de la production collective de l'intention d'inventer un projet politique et, deuxièmement, les conditions organisationnelles de la réussite de l'invention d'un tel projet politique ; qui sera évidemment un projet collectif. Après tout, l'Assemblée constituante de 1789 et l'Assemblée de Philadelphie étaient composées de gens comme vous et moi, qui avaient un bagage de juriste, qui avaient lu Montesquieu et qui ont inventé des structures démocratiques. De la même façon, aujourd'hui, il faut inventer des choses... Évidemment, on pourra dire : « Il y a des parlements, une confédération européennes des syndicats, toutes sortes d'institutions qui sont sensées faire ça. » Je ne vais en pas faire ici la démonstration, mais on doit constater qu'ils ne le font pas. Il faut donc créer les conditions favorables à cette invention. Il faut aider à lever les obstacles à cette invention ; obstacles qui sont pour une part dans le mouvement social qui est chargé de les lever - et notamment dans les syndicats...
Pourquoi peut-on être optimiste ? Je pense qu'on peut parler en termes de chances raisonnables de succès, qu'en ce moment c'est le kairos, le moment opportun. Quand nous tenions ce discours autour de 1995, nous avions en commun de ne pas être entendus et de passer pour fous. Les gens qui, comme Cassandre, annonçaient des catastrophes, on se moquait d'eux, les journalistes les attaquaient et ils étaient insultés. Maintenant, un peu moins. Pourquoi ? Parce que du travail a été accompli. Il y a eu Seattle et toute une série des manifestations. Et puis, les conséquences de la politique néolibérale - que nous avions prévues abstraitement - commencent à se voir. Et les gens, maintenant, comprennent... Même les journalistes les plus bornés et les plus butés savent qu'une entreprise qui ne fait pas 15 % de bénéfices licencie. Les prophéties les plus catastrophistes des prophètes de malheur (qui étaient simplement mieux informés que les autres) commencent à être réalisées. Ce n'est pas trop tôt. Mais ce n'est pas non plus trop tard. Parce que ce n'est qu'un début, parce que les catastrophes ne font que commencer. Il est encore temps de secouer les gouvernements sociaux-démocrates, pour lesquels les intellectuels ont les yeux de Chimène, surtout quand il en reçoivent des avantages sociaux de tous ordres...
Un mouvement social européen n'a, selon moi, de chance d'être efficace que s'il réunit trois composantes : syndicats, mouvement social et chercheurs - à condition, évidemment, de les intégrer, pas seulement de les juxtaposer. Je disais hier aux syndicalistes qu'il y a entre les mouvements sociaux et les syndicats dans tous les pays d'Europe une différence profonde concernant à la fois les contenus et les moyens d'action. Les mouvements sociaux ont fait exister des objectifs politiques que les syndicats et les partis avaient abandonnés, ou oubliés, ou refoulés. D'autre part, les mouvements sociaux ont apporté des méthodes d'action que les syndicats ont peu à peu, encore une fois, oubliées, ignorées ou refoulées. Et en particulier des méthodes d'action personnelle : les actions des mouvements sociaux recourent à l'efficacité symbolique, une efficacité symbolique qui dépend, pour une part, de l'engagement personnel de ceux qui manifestent ; un engagement personnel qui est aussi un engagement corporel.
Il faut prendre des risques. Il ne s'agit pas de défiler, bras dessus bras dessous, comme le font traditionnellement les syndicalistes le 1er mai. Il faut faire des actions, des occupations de locaux, etc. Ce qui demande à la fois de l'imagination et du courage. Mais je vais dire aussi : « Attention, pas de "syndicalophobie". Il y a une logique des appareils syndicaux qu'il faut comprendre. » Pourquoi est-ce que je dis aux syndicalistes des choses qui sont proches du point de vue que les mouvements sociaux ont sur eux et pourquoi vais-je dire aux mouvements sociaux des choses qui sont proches de la vision que les syndicalistes ont d'eux ? Parce que c'est à condition que chacun des groupes se voie lui-même comme il voit les autres qu'on pourra surmonter ces divisions qui contribuent à affaiblir des groupes déjà très faibles. Le mouvement de résistance à la politique néo-libérale est globalement très faible et il est affaibli par ses divisions : c'est un moteur qui dépense 80 % de son énergie en chaleur, c'est-à-dire sous forme de tensions, de frictions, de conflits, etc. Et qui pourrait aller beaucoup plus vite et plus loin si...
Les obstacles à la création d'un mouvement social européen unifié sont de plusieurs ordres. Il y a les obstacles linguistiques, qui sont très importants, par exemple dans la communication entre les syndicats ou les des mouvements sociaux - les patrons et les cadres parlent les langues étrangères, les syndicalistes et les militants beaucoup moins. De ce fait, l'internationalisation des mouvements sociaux ou des syndicats est rendue très difficile. Puis il y a les obstacles liés aux habitudes, aux modes de pensée, et à la force des structures sociales, des structures syndicales. Quel peut être le rôle des chercheurs là-dedans  ? Celui de travailler à une invention collective des structures collectives d'invention qui feront naître un nouveau mouvement social, c'est-à-dire des nouveaux contenus, des nouveaux buts et des nouveaux moyens internationaux d'action. »

BOURDIEU (Le Monde Diplomatique - février 2002)



« On entend dire partout, à longueur de journée, — et c'est ce qui fait la force de ce discours dominant —, qu'il n'y a rien à opposer à la vision néo-libérale, qu'elle parvient à se présenter comme évidente, comme dépourvue de toute alternative. Si elle a cette sorte de banalité, c'est qu'il y a tout un travail d'inculcation symbolique auquel participent, passivement, les journalistes ou les simples citoyens, et surtout, activement, un certain nombre d'intellectuels. Contre cette imposition permanente, insidieuse, qui produit, par imprégnation, une véritable croyance, il me semble que les chercheurs ont un rôle à jouer. D'abord ils peuvent analyser la production et la circulation de ce discours. Il y a de plus en plus de travaux, en Angleterre, aux États-Unis, en France, qui décrivent de manière très précise les procédures selon lesquelles cette vision du monde est produite, diffusée et inculquée. Par toute une série d'analyses à la fois des textes, des revues dans lesquelles ils étaient publiés et qui se sont peu à peu imposées comme légitimes, des caractéristiques de leurs auteurs, des colloques dans lesquels ceux-ci se réunissaient pour les produire, etc., ils ont montré comment, et en Angleterre et en France, un travail constant a été fait, associant des intellectuels, des journalistes, des hommes d'affaires, pour imposer comme allant de soi une vision néo-libérale qui, pour l'essentiel, habille de rationalisations économiques les présupposés les plus classiques de la pensée conservatrice de tous les temps et de tous les pays. Je pense à une étude sur le rôle de la revue Preuves qui, financée par la CIA, a été patronnée par de grands intellectuels français, et qui, pendant 20 à 25 ans — pour que quelque chose de faux devienne évident, cela prend du temps — a produit inlassablement, à contre-courant au début, des idées qui sont peu à peu devenues évidentes. La même chose s'est passée en Angleterre, et le thatchérisme n'est pas né de Mme Thatcher. Il était préparé depuis très longtemps par des groupes d'intellectuels qui avaient pour la plupart des tribunes dans les grands journaux. Une première contribution possible des chercheurs pourrait être de travailler à la diffusion de ces analyses, sous des formes accessibles à tous.
Ce travail d'imposition, commencé depuis très longtemps, continue aujourd'hui. Et on peut observer régulièrement l'apparition, comme par miracle, à quelques jours d'intervalle, dans tous les journaux français, avec des variantes liées à la position de chaque journal dans l'univers des journaux, de constats sur la situation économique miraculeuse des États-Unis ou de l'Angleterre. Cette sorte de goutte-à-goutte symbolique auquel les journaux écrits et télévisés contribuent très fortement — en grande partie inconsciemment, parce que la plupart des gens qui répètent ces propos le font de bonne foi —, produit des effets très profonds. C'est ainsi qu'au bout du compte, le néo-libéralisme se présente sous les dehors de l'inévitabilité.
C'est tout un ensemble de présupposés qui sont imposés comme allant de soi : on admet que la croissance maximum, donc la productivité et la compétitivité, est la fin ultime et unique des actions humaines ; ou qu'on ne peut résister aux forces économiques. Ou encore, présupposé qui fonde tous les présupposés de l'économie, on fait une coupure radicale entre l'économique et le social, laissé à l'écart, et abandonné aux sociologues, comme une sorte de rebut. Autre présupposé important, c'est le lexique commun qui nous envahit, que nous absorbons dès que nous ouvrons un journal, dès que nous écoutons une radio, et qui est fait, pour l'essentiel, d'euphémismes. Malheureusement, je n'ai pas d'exemples grecs, mais je pense que vous n'aurez pas de peine à en trouver. Par exemple en France, on ne dit plus le patronat, on dit « les forces vives de la nation »; on ne parle pas de débauchage, mais de « dégraissage », en utilisant une analogie sportive (un corps vigoureux doit être mince). Pour annoncer qu'une entreprise va débaucher 2 000 personnes, on parlera du « plan social courageux de Alcatel ». Il y a aussi tout un jeu avec les connotations et les associations de mots comme flexibilité, souplesse, dérégulation, qui tend à faire croire que le message néo-libéral est un message universaliste de libération.

BOURDIEU (Contre-feux)

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